L’Internet pourrait responsabiliser davantage les acheteurs d’œuvres d’art

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 19 février 1999 - 1082 mots

Le développement accéléré sur l’Internet des sites consacrés aux trafics d’œuvres d’art permet d’accéder facilement à des informations de plus en plus complètes. Cette évolution récente pourrait se traduire par une forte pression sur les acheteurs, dont les acquisitions pourraient être plus facilement contestées.

PARIS - Le site web répondant à l’adresse de museum-security (www.museum-security.org) n’est pas le seul service qui se consacre à la lutte contre les trafics de biens culturels. Mais il s’inscrit complètement dans la dynamique des réseaux à libre accès enclenchée par l’Internet, qui bouleverse des logiques jusque-là fondées sur une information parcimonieuse. Diffusant sur la toile en accéléré nouvelles et images des œuvres pillées, museum-security et d’autres sites vont étendre à l’échelle planétaire, et souvent presque en temps réel, l’information sur les trafics.

Ainsi, il y a une dizaine de jours, sur la liste auquel tout internaute intéressé peut s’abonner gratuitement, était diffusé un lien conduisant à un site où s’affichaient les photos – de grande qualité –, désignations et dimensions de neuf tableaux d’un peintre mexicain qui venaient d’être volés au cours d’un braquage, les circonstances du vol, et, trois jours plus tard, celles de leur récupération par la police.

Le site de la police danoise
Le 2 février était signalé l’accès direct à un site de recherche en ligne, sans abonnement ni mot de passe, ouvert par le Commando Carabinieri Tutela Patrimonio Artistico, la police de l’art italienne, qui est, avec l’OCBC (Office central des biens culturels) français, le plus important service national de lutte contre les trafics de biens culturels. Ce site, à l’adresse Internet de carabinieri.it/tpa/tpa.asp, donne accès à un moteur de recherche – pour l’instant en italien – permettant, à partir de mots clés en langage “naturel”, de faire une description rapide, de lancer une recherche dans les œuvres répertoriées – actuellement 500 sur les milliers stockées dans la base principale des carabiniers –, d’accéder à des imagettes pour un premier choix, puis à des images plus fines pour d’éventuelles identifications. Le même abonné signalait un site sur l’art colombien volé : stolen-art.colombianet.net/. Le 4 février, en même temps que la relation d’une vente étonnante par une université anglaise d’un fonds d’ouvrages scientifiques rares, parmi lesquels figuraient des éditions originales annotées de Newton et de Galilée, étaient communiquées les adresses d’un site de la police danoise diffusant la reproduction de portraits de Rembrandt et de Bellini dont le vol venait d’être constaté, et d’un autre proposant une action pour la restitution d’œuvres d’art pillées en Asie pendant la dernière guerre.

Ce site parmi d’autres, grâce à son forum et à sa liste de diffusion dont les données sont conservées dans des archives accessibles en ligne, agrège géométriquement et diffuse des informations. Les promoteurs l’ont structuré de façon à permettre un meilleur accès à l’information, et enrichi de nombreux liens vers des sites similaires. On peut penser qu’il se dotera rapidement d’un moteur de recherche pour accéder plus aisément aux informations parmi les nombreux thèmes qu’il propose déjà – de la sécurité dans les musées aux usages et réglementations nationales ou internationales, aux rencontres et échanges professionnels organisés sur ces sujets, aux décisions de justice, services administratifs ou policiers compétents...

Les trafiquants peuvent aussi se connecter
Si l’on ne peut en déduire que tout est possible, il faut au moins constater que l’accès à l’information en sera grandement facilité, à charge pour les utilisateurs de recouper les renseignements (les bonnes intentions s’y expriment, mais les trafiquants peuvent eux aussi se connecter et s’en servir, voire tenter des “intoxications”). Il reste que la disponibilité de l’information pourrait réduire le champ de la bonne foi des acheteurs à raison inverse des capacités de recherche offertes par ces sites et l’ensemble des réseaux.

Pour illustrer cette hypothèse, rappelons que la convention Unidroit – et, avant elle, la directive européenne de 1993 – et la convention Unesco de 1970 insistaient sur la nécessaire prudence de l’acheteur, allant même jusqu’à lui demander de pouvoir faire la preuve de ses diligences au moment de l’achat. Parmi les moyens cités pour satisfaire à cette obligation, était en particulier mentionnée l’interrogation de bases de données. Lorsque ces textes ont été adoptés, l’Internet était encore balbutiant, et l’on pensait à des bases de données nettement répertoriées comme l’Art Loss Register ou certains fichiers nationaux ou internationaux de police, sous réserve de problèmes d’accès (lire notre encadré). Cette vision bien délimitée pourrait aujourd’hui être dépassée, et l’évolution actuelle pourrait transformer l’Internet tout entier en base de données de référence. Ceci pourrait poser de complexes problèmes de preuves, mais doit être considéré parmi les hypothèses de travail des professionnels.

Dans ce sens, la récente décision du Musée Getty (lire page 5) – également rapportée sur le site de museum-security – de restituer trois pièces à l’Italie avant même toute revendication de cet État, au motif que des informations concordantes démontraient qu’elles seraient le produit de vols ou de fouilles clandestines, s’inscrit peut-être dans cette perception élargie des problèmes de trafics de biens culturels. Globalement, les autoroutes de l’information vont réduire le champ de la bonne foi justifiée par l’ignorance “légitime”.

Pour les services de police, la mise en ligne des informations sur les biens culturels volés peut poser un certain nombre de difficultés. En effet, l’information diffusée peut être utilisée indifféremment par des professionnels et par des trafiquants. Si ceux-là pourront légitimement vouloir s’informer sur des œuvres qui leur sont proposées, ceux-ci pourraient simplement vouloir s’assurer que les produits de leurs trafics ne sont pas encore sous surveillance. D’autre part, l’accès automatique à une base de données pourrait rompre le lien ténu qui peut s’établir à l’occasion d’une demande d’information directe des professionnels. Ainsi, l’OCBC français n’accepte en principe de donner des informations sur des objets qu’à la condition que les demandeurs s’identifient. À cette occasion, on peut penser que les agents de l’Office s’efforcent de convaincre leurs interlocuteurs de ne pas se contenter de décliner l’achat si l’œuvre proposée s’avérait volée, mais de coopérer à sa récupération et à l’identification des trafiquants. Ceci suppose que les demandeurs admettent qu’il est d’intérêt collectif pour le marché de ne pas laisser se développer les trafics et qu’ils dépassent la vision française de “l’indic�?. Une argumentation sans doute difficile à développer, et impossible si la question se pose par le canal anonyme d’un micro-ordinateur. Bref, les moyens existent – l’OCBC, comme les carabiniers italiens, a sa base de données, “Treima�? –, mais il n’est pas facile de déterminer si les informations peuvent être fournies en libre accès.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°77 du 19 février 1999, avec le titre suivant : L’Internet pourrait responsabiliser davantage les acheteurs d’œuvres d’art

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