Art moderne

Les « petits maîtres » du XIXe siècle

Par LeJournaldesArts.fr · L'ŒIL

Le 1 mai 2003 - 1589 mots

Des peintres méconnus, tombés dans l’oubli sont parfois classés sous l’intitulé de « petits maîtres ». Des artistes certes encore mineurs par leur réputation mais non par leur talent, et dont on peut trouver de très belles pièces sur le marché.

Célèbre à son époque, aujourd’hui passé de mode, le brillant portraitiste Carolus-Duran (1837-1917) gagne à être connu. Ce qui est enfin possible grâce à plusieurs expositions (cf. pp. 46-53). De son vrai nom Charles Durant et fils d’un aubergiste lillois, Carolus-Duran est encore l’exemple d’un « petit maître », terme très répandu qui trouva sa consécration avec le Dictionnaire des Petits Maîtres de
la Peinture 1820-1920 de Gérard Schurr et Pierre Cabanne. L’expression s’applique, à tort et à raison, à pléthore d’artistes actifs vers la fin du XIXe siècle, pour lesquels l’histoire de l’art n’a pas encore trouvé d’étiquette ou inventé de case.
Mais qui sont-ils ? Le terme « petit maître » a-t-il une valeur significative? D’aucuns en doutent. Waring Hopkins, de la galerie parisienne Hopkins Custot, par exemple, qui a grandement contribué à faire connaître des artistes comme Berthe Morisot (1841-1895) ou Jean-Louis Forain (1852-1931), n’aime pas en entendre parler. « Le terme petit maître a toujours existé, mais il a quelque chose de péjoratif, une connotation de banalité et de mauvaise qualité, s’insurge-t-il.
Il ne devrait pas exister. » Comme preuve de ses propos, Hopkins indique un tableau pointilliste, La Seine à Paris vers 1888 d’Albert Dubois-Pillet (1846-1890), récemment acquis par sa galerie. La toile représente quelques péniches amarrées à un quai ainsi que les silhouettes d’un pâté de maisons perçu en ombre chinoise. Comparable au meilleur Seurat (et supérieur à pas mal de tableaux de Signac), la composition en est superbe, l’effet de luminosité magistrale et le prix demandé, plus d’un million d’euros, conséquent.
En dehors des conservateurs de musée et autres amateurs particulièrement éclairés, cependant, peu de gens connaissent Dubois-Pillet, dont le musée d’Orsay possède une seule œuvre. Ce qui n’enlève évidemment rien à l’intérêt esthétique du tableau chez Hopkins Custot et encore moins à sa valeur commerciale. « C’est un très grand tableau, un chef-d’œuvre du pointillisme. Quand vous le regardez, les mots petit maître n’ont plus aucun sens, poursuit Hopkins. On peut arguer en revanche qu’il existe de grands tableaux et de petits tableaux, des peintres qui sont plus importants, qui ont davantage marqué l’histoire de l’art que d’autres. »
Au galeriste parisien de conclure : « En se promenant au musée d’Orsay on peut admirer des centaines de tableaux de peintres dont souvent on n’a jamais entendu le nom. Sont-ils de petits maîtres pour autant ? Si oui, pourquoi sont-ils accrochés à Orsay ? »
Comme Dubois-Pillet, Eva Gonzalez est morte relativement jeune, à l’âge de trente-quatre ans, après avoir vécu à l’ombre de son célèbre professeur, Édouard Manet. Une carrière écourtée, une production limitée font de cette grande artiste un petit maître aux yeux de certains. Son sort est partagé par Maurice Denis, autre mal rangé au jeu des catégorisations faciles dont la réputation et la cote renaîtront sans doute grâce à la rétrospective de son œuvre que prépare le musée d’Orsay pour 2004.
Si la cote de Maurice Denis et celle d’Eva Gonzalez sont assez bien établies en salle des ventes, celle de Carolus-Duran est quasi inexistante. « Il est très difficile de parler d’un marché pour Duran, puisque l’on voit très peu de ses œuvres dans le commerce et encore pas les meilleures », explique David Lévy, expert de la galerie Brame & Lorenceau. Selon Lévy, un portrait par Carolus-Duran d’un sujet pas spécialement séduisant, comme tant de notables qu’il portraiturait, par exemple, vaudrait aujourd’hui 5 000 euros environ, beaucoup moins que le prix de commande. Le portrait d’une jeune fille ou d’une jolie femme, bien mise en valeur, en revanche, pourrait chercher aujourd’hui jusqu’à 50 000 ou 100 000 euros. Carolus-Duran n’est pas le seul artiste redécouvert par Brame & Lorenceau. Il y a deux ans, la galerie organisa l’exposition d’une centaine d’œuvres de grande qualité par soixante-quatre peintres paysagistes du xixe siècle. Les prix de la majorité des tableaux se situèrent entre 3 000 et 35 000 euros.
Hormis quelque rares noms célèbres – Gustave Courbet (1819-1877), par exemple, qui fut représenté par une seule toile, ou encore Jean-Baptiste-Camille Corot (1796-1875) par quatre toiles et un dessin –, les artistes étaient tous peu ou pas connus.
C’est à travers un petit paysage préimpressionniste dans l’esprit de Millet, en provenance d’une collection particulière, que Lorenceau et ses collègues firent ainsi la connaissance d’un certain Francis Clouët d’Orval. De ce dernier, on sait seulement qu’il naquit en 1840 à Alençon dans l’Orne, qu’il fut l’élève de Charles Mozin et de Thomas Couture et qu’il débuta au Salon de Paris en 1864. Certains, tel Félix Ziem (1821-1911), avaient connu une grande notoriété avant de sombrer dans l’oubli. « Dans ce domaine on peut faire de véritables découvertes pour seulement quelques milliers d’euros », explique François Lorenceau, l’un des organisateurs de l’exposition « Peintres paysagistes du XIXe siècle ». « Il faut acheter le tableau pour le tableau et non pas pour le nom de l’artiste, poursuit-il. Car si un professionnel du marché de l’art connaît, mettons, un millier de noms d’artistes, il en existe sûrement plusieurs milliers d’autres qu’il lui reste à découvrir. »
Les découvertes peuvent se faire aussi au sein des grands mouvements artistiques du XIXe siècle que l’on croit si bien connaître. L’exposition « L’Aventure de Pont-Aven et Gauguin », organisée jusqu’au 22 juin au musée du Luxembourg (cf. L’Œil n° 546) nous le prouve, abondamment. Car si on ne présente plus aujourd’hui Gauguin ou Émile Bernard, qui peut réellement prétendre connaître l’œuvre de l’Irlandais Roderic O’Conor, du Néerlandais Meijer de Haan ou celle du Danois Mogens Ballin ?
Trois grandes vagues successives dans l’histoire de l’art, comme autant de « rouleaux compresseurs » estime Lorenceau, ont contribué à faire oublier grand nombre d’autres peintres.
La première de ces vagues, comprenant Corot, Millet et Rousseau, explique-t-il, fut suivie par celle des vedettes de l’impressionnisme et par les grands modernes comme Picasso et Matisse. Ce qui occulta beaucoup de monde. Certains artistes oubliés ou sous-estimés sont également représentés à la galerie de la Scala à Paris. Maxime Dethomas (1867-1929), par exemple, élève de Léon Bonnat (1833-1922), était peintre, dessinateur, illustrateur de livres et décorateur de théâtre – notamment pour l’Opéra de Paris. Grand ami de Henri de Toulouse-Lautrec, avec qui il travailla, il rapporta d’un séjour à Venise toute une série de dessins au fusain représentant les canaux et des gondoles. Un de ces dessins (rare, la majorité des œuvres de l’artiste étant conservée par ses descendants) est proposé pour 2 300 euros à la galerie de la Scala, où l’on trouve également une huile sur carton de Henri Ottmann (1877-1927), Paysage sous la neige à 9 200 euros. (Une toile plus tardive du même artiste, Chez la modiste, fut adjugée 45 700 euros à Drouot par maître Guy Loudmer en 1989.) Autre illustre inconnu et « très bon ouvrier », selon l’expression du peintre belge Alfred Stevens représenté à la galerie de la Scala, Alexis Merodack Jeanneau (1873-1919) qui fut l’élève de Gustave Moreau (1826-1898) et eut comme condisciples Henri Matisse (1869-1954) et Albert Marquet (1875-1947). Chef de file du synthétisme et précurseur des fauves, il eut comme maîtresse une certaine Lupa, dont il dessina le portrait, au fusain (900 euros). Une drôle de Femme au perroquet au trait appuyé, presque caricaturale, est offerte à 4 600 euros.
Sur le quai Voltaire, la galerie d’Anisabelle Bérès est un chef-lieu pour tout amateur de grande peinture nabi. Mais pas seulement. Passionnée par tout l’art du xixe et du début du XXe siècle, cette galeriste aime à acheter – et à vendre –, toute peinture de qualité. Et récuse le terme de petit maître. Son raisonnement est limpide. « Sur le marché aujourd’hui, on ne trouve quasiment plus que des peintures de catégorie D par des artistes A, explique-t-elle. Or, il vaut beaucoup mieux acheter un tableau A d’un peintre, mettons... C ! C’est-à-dire, il y a des tableaux merveilleux, intelligents, à des prix abordables. Beaucoup plus qu’on ne pense, et un peu partout en France. À quoi bon acheter un vilain Renoir ? » Anisabelle Bérès rejoint la théorie du « rouleau-compresseur » de l’histoire de l’art chère à François Lorenceau. Pour l’étayer elle montre un large choix de tableaux proposés dans une fourchette de prix située entre 6 000 euros et 20 000 euros : un bouquet d’anémones dans un vase (1863), de Jean-Charles Cazin (1841-1901) ; une rue de village, subtile de lumières et de composition, de Prosper Galerne (né en 1836) ; le Remorqueur dans la baie d’Honfleur (1876) esquissé et évocateur, du préimpressionniste Adolphe-Félix Cals (1810-1880).
« Les gens ont trop souvent peur d’avoir un avis personnel sur un tableau, estime Anisabelle Bérès.
Ils ont trop tendance à choisir par personne interposée ou seulement selon des critères de prix.
Les médias quant à eux ne parlent pratiquement que de quelques grands noms, Chagall, Van Gogh ou Toulouse-Lautrec. Distinguer de la bonne peinture est une question d’habitude, d’accoutumance. Il faut surtout apprendre à regarder. »

PARIS, galerie Hopkins Custot, 2 av. Matignon, VIIIe, tél. 01 42 25 32 32 ; galerie Brame & Lorenceau, 68 bd Malesherbes, VIIIe, tél. 01 45 22 16 89 ; galerie de la Scala, 68 rue La Boétie, VIIIe, tél. 01 45 63 20 12 ; galerie Bérès, 25 quai Voltaire, VIIe, tél. 01 42 61 27 91.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°547 du 1 mai 2003, avec le titre suivant : Les « petits maîtres » du XIXe siècle

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