Antiquaire

Les cinq sens du Carré

Voir, goûter, toucher, sentir et entendre

Par Xavier Narbaits · L'ŒIL

Le 1 juin 1998 - 1146 mots

Rite printanier que cette promenade dans le Carré Rive Gauche à laquelle, chaque année, les antiquaires convient les amateurs. Mieux qu’une simple flânerie, la manifestation se veut aujourd’hui une fête qui, au travers d’œuvres d’art, sollicitera les cinq sens. Du 4 au 8 juin.

Si Paris ne compte guère de quartiers dépourvus de charme, peu exercent cependant un si grand pouvoir d’attraction que le Carré Rive Gauche, étroit espace limité par le quai Voltaire et les rues du Bac, des Saints-Pères et de l’Université, une forme parfaite inscrite au cœur du faubourg Saint-Germain, l’un des hauts lieux historiques de la ville.

Maintes ombres illustres planent ici. Mais ce Carré, dont les immeubles à l’architecture élégante abritent aujourd’hui encore une pléiade d’écrivains, d’artistes et de célébrités diverses, doit en fait sa véritable personnalité à d’autres occupants : les antiquaires. De longue date ici chez eux, ils contribuent au premier chef à donner à ces rues bordées de leurs galeries leur animation et leur flatteuse notoriété. Face au Louvre, entre le musée d’Orsay et l’Institut, le Carré a pu, grâce à eux, s’ériger en véritable pôle culturel, différent de nature mais tout aussi réel que les prestigieux établissements qui l’entourent.

Partant du principe bien connu selon lequel l’union fait la force, les antiquaires, si nombreux dans le Carré, ont très tôt souhaité créer une association qui, par l’organisation d’une manifestation commune, permettrait aux amateurs de franchir aisément le seuil de leurs galeries. Dès 1975 naissait « Le Quai Voltaire et ses alentours » qui se transforma, deux ans plus tard, en « Carré Rive Gauche ». Parallèlement, le nombre des adhérents croissait, passant d’une trentaine à plus de cent, pratiquement tous les antiquaires ayant « pignon sur Carré » en faisant partie, après cooptation par le bureau de l’association.

But et moteur de celle-ci : la manifestation qu’elle organise annuellement. Ce furent longtemps les fameux « Cinq jours de l’objet extraordinaire » : toutes portes ouvertes, les galeries exposaient chacune un objet, représentatif ou non de leur spécialité habituelle mais méritant le qualificatif d’extraordinaire par une ou plusieurs de ses qualités. Peu importait sa valeur marchande, l’objet se devait d’être beau, rare, insolite, précieux, curieux, attachant, historique... On épuisa ainsi les qualificatifs et, au fil des années, ce qui était un véritable musée éphémère perdit un peu de son attrait, en même temps d’ailleurs que le marché dans son ensemble connaissait une période de fortes turbulences.

Les antiquaires virent là un défi à relever. C’est aujourd’hui chose faite, et si leur exposition temporaire annuelle a changé d’appellation, son principe demeure quasiment inchangé, un tel effort promotionnel ne trouvant sa véritable justification que dans la présentation d’objets hors du commun. Cette année le Carré convie ses adhérents à obéir à un double impératif : non seulement – sous-entendu évident – l’objet présenté doit offrir un réel intérêt, mais il doit en outre se rattacher à un thème, celui des cinq sens.
Ceux-ci inspirèrent les artistes de façon récurrente au cours de l’histoire. Si les allégories des sens abondent, surtout dans la peinture, évoquer ceux-ci (ou l’un d’entre eux) au moyen d’un meuble ou d’un objet d’art peut dans certains cas relever de la gageure. Mais il s’agit là d’un exercice ludique auxquels les antiquaires se sont volontiers prêtés. Cependant, chacun interprète à sa manière le sujet proposé, et si certains le respectent à la lettre, d’autres jouent avec subtilité sur tous les sens du propos et vont même jusqu’à le contourner.

Parmi ceux qui esquivent, non sans élégance, le thème livré à leur sagacité figure celui qui préside le bureau du Carré : Dominique Chevalier montrera en effet une tapisserie des Ateliers de Paris appartenant à la tenture dite L’Histoire de Psyché, sans rapport précis avec un sens particulier. Mais la tenture illustre les amours de Psyché et d’Eros, et l’Amour n’exalte-t-il pas tous les sens ? Un raisonnement analogue nous vaut, à la galerie Mortier-Vallat, une exposition placée sous le signe de la Femme, une Femme ici célébrée par Lucien Clergue.

Les références au goût font la part belle aux arts de la table : couteaux à lame d’argent et manche en porcelaine tendre de Saint-Cloud à fond jaune (galerie Philippe Couque), glacières en verre soufflé du XVIIIe siècle à la galerie Altero, surtout de table du début du siècle suivant juxtaposant biscuit et porcelaine de Paris (Le Cabinet d’Amateur). De façon plus exotique, c’est une bouteille à saké, une porcelaine japonaise du XVIIe siècle, qu’a choisie Valérie Levesque pour faire allusion à ce sens qu’illustre aussi Jacques Leegenhoek avec une œuvre de même époque, mais européenne cette fois, le Portrait de Marie Mancini cueillant une pomme, une toile née de la collaboration de Jacob Ferdinand Voet et de Michangelo di Campidoglio.

Le tableau possède un pendant se référant pour sa part à l’odorat : Ne représente-t-il pas Hortense Mancini, sœur de Marie, respirant les suaves arômes d’un bouquet de fleurs ? Effluves aussi à la galerie Armengaud, ou plus exactement souvenirs d’effluves, sous forme de deux caves à parfums du XVIIIe siècle, précieux coffrets renfermant flacons et entonnoirs en cristal et argent.

Contemporain de ces coffrets (il est daté 1753) un tapis polonais en laine sur chaine de lin s’associe au sens du toucher à la galerie Blondeel-Deroyan. Gabrielle Laroche se réfère également au même sens, mais avec une œuvre d’esprit bien différent, puisqu’on verra chez elle une tapisserie de chœur, brodée dans la région de Nuremberg au milieu du xve siècle.

S’agissant de l’ouïe peut-on faire abstraction de la musique ? Transposée en œuvres d’art, de façon quelque peu inattendue mais parfaitement logique, l’évocation de celle-ci tient à des sièges de musiciens d’époque Louis XVI portant l’estampille de Georges Jacob (chez Philippe Vichot), ou de façon plus directe encore, aux traits d’une Femme à la mandoline, une tapisserie d’Aubusson en soie d’après Picasso (chez Robert Four).

Quant à la vue, comment mieux y faire penser qu’au moyen d’un objet qui est en lui-même un double présentoir puisqu’il forme à la fois cage à oiseaux et aquarium, pièce hors du commun sélectionnée par Sylvain Lévy-Alban ? Plus classiquement, la vue s’associe à la lumière, celle dispensée par des appliques nées sous le règne de Louis XVI d’après un modèle de Caffieri (chez Jean Wanecq), ou par une paire de lampes, en bronze doré et cristal de roche, portant la signature de Marc du Plantier (chez Jacques Lacoste).

Quittons in fine les cinq sens traditionnels pour évoquer celui du lucre, fustigé par une assiette créée en Chine pour l’exportation et caricaturant les spéculateurs hollandais (chez Antoine Lebel), tandis que le sens du divin est rappelé ici par Le Dieu envolé, un bronze de Camille Claudel (à la galerie Cueto Monin) ; gageons qu’il s’agit ici d’Hermès, dieu du commerce, et qu’il protège le paradis des antiquaires et des amateurs, un paradis nommé Carré Rive Gauche, bien entendu !...

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°497 du 1 juin 1998, avec le titre suivant : Les cinq sens du Carré

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque