Le Gugging, fournisseur officiel d’artistes bruts

Par Éric Tariant · L'ŒIL

Le 19 novembre 2014 - 1379 mots

Près de Vienne, le centre d’Art brut de Gugging fête les 20 ans de sa galerie d’art. Cet ancien centre d’internement psychiatrique a hébergé, et héberge encore, quelques-unes des plus grandes figures de l’Art brut, dont beaucoup sont présentes dans la collection Decharme.

Pour créer et enrichir sa collection, Bruno Decharme a parcouru le monde entier, des États-Unis au Japon, en passant par l’Europe et l’Amérique latine. Il a écumé les galeries spécialisées mais surtout beaucoup acquis dans des institutions spécialisées, frappant à la porte d’hôpitaux psychiatriques, de médecins mais aussi de centres d’accueil de malades tournés vers la création et mettant à la disposition des artistes des ateliers et du matériel. Comme le Creative Growth Art Center à Oakland (États-Unis) où il a acquis des œuvres de Judith Scott et de Dan Miller. Comme, aussi, le Centre d’art brut de Gugging qu’il a visité pour la première fois au début des années 1980 en compagnie du directeur du lieu. « Le Dr Leo Navratil a soutenu ma collection dès le départ. C’était une personnalité charismatique. Il entretenait un rapport quasi fusionnel avec ses artistes, les enveloppant d’un amour paternel. C’était aussi un grand amateur d’art et un collectionneur », souligne Bruno Decharme. Le collectionneur français possède de nombreuses pièces d’artistes phares de Gugging dont certaines lui ont été données par Navratil. Des Hauser notamment dont une très belle toile (une « femme canon ») est exposée en ce moment à la Maison rouge, mais aussi des œuvres d’August Walla, Oswald Tschirtner, Max ou Johann Korec, tous présents, ce mois-ci, sur les cimaises de la Fondation Antoine de Galbert. « Il n’y avait pas véritablement de solution thérapeutique pour ces malades. L’intelligence de Navratil a été de les encourager à basculer vers la création. Vers l’univers de la création qui a donné un sens à leurs vies éclatées en mille morceaux », poursuit le collectionneur.

Machines volantes et femmes canons
Situé aux portes de Vienne, dans les collines moutonnantes du Wienerwald, le centre d’art de Gugging est blotti à la lisière d’une forêt, en contrebas d’un champ de blé. On y accède guidé par quelques symboles étranges peints, de-ci de-là, sur un arbre ou un rocher. De l’ancien hôpital de Klosterneuburg, il ne reste qu’un grand bâtiment blanc en forme de fer à cheval. Le lieu d’internement psychiatrique s’est métamorphosé en un musée et une galerie d’art voués à l’Art brut. Le centre accueille aujourd’hui douze plasticiens qui y vivent et travaillent dans des ateliers ouverts sur la campagne viennoise. À une centaine de mètres de l’ancien hôpital, une belle demeure carrée émerge au milieu de grands arbres. Ses façades ont été décorées par quelques-uns des plus illustres hôtes du lieu. Johann Korec y a peint un grand soleil et Oswald Tschirtner deux de ses curieux personnages minimalistes faits de bras et de jambes démesurément étirés. C’est la Maison des artistes, le lieu de vie des patients. La chambre de Walla, disparu il y a treize ans, se visite sur demande. Les murs, plafonds et meubles de la pièce ont été entièrement recouverts de figures humaines aux couleurs vives, d’emblèmes et d’énigmatiques textes religieux exécutés par l’artiste. « Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société profondément malade », observait le philosophe et éducateur Jiddu Krishnamurti.

Inadaptés à notre société, Johann Hauser, August Walla et Oswald Tschirtner l’étaient chacun à leur façon. Tous trois ont été internés à Klosterneuburg, devenu dans les années 1980 le centre d’art de Gugging. Tous trois figurent aujourd’hui dans les plus grandes collections d’Art brut au monde, dont la Collection de l’Art brut à Lausanne, le Saint des Saints. Diagnostiqué schizophrène, Johann Hauser (1926-1996) est interné à Gugging en 1949 à l’âge de 23 ans. C’est là qu’il a commencé à dessiner en 1959 à l’invitation et avec le soutien bienveillant du Dr Leo Navratil. Il a créé avec « l’effronterie de l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être » une multitude de machines volantes et de personnages étranges semblant sortir tout droit d’un conte de fées comme ces « femmes canons » croquées d’une palette franche et vive.

À l’âge de 16 ans, August Walla (1936-2001) menace de mettre le feu à la maison familiale et de se suicider. Le jeune homme est alors interné dans un établissement psychiatrique avant d’être admis à Gugging en 1970. Là, devenu un des pensionnaires de la maison des artistes, il développe une intense créativité. Il nourrit toute une mythologie personnelle, peuplant ses toiles de dieux, de démons, de saints, de prophètes et de divinités imaginaires. Ses figures totémiques sont entourées d’emblèmes comme le marteau et la faucille. Walla trace le contour de ses motifs à la mine de plomb, recourant ensuite au stylo à bille, à l’aquarelle et aux crayons de couleur. Pour les peintures de grand format, comme l’œuvre de 1983 actuellement exposée à la Maison rouge, il travaille à l’acrylique utilisant une palette chromatique particulièrement vive et variée.

Enfant studieux puis étudiant appliqué, Oswald Tschirtner (1920-2007) se destinait après de brillantes études à devenir prêtre. La Seconde Guerre mondiale en a décidé autrement. Les épreuves des combats l’ayant terriblement affecté, Tschirtner est finalement interné dans un hôpital psychiatrique puis transféré à Gugging où se révèlent ses talents artistiques. Ses sujets de prédilection ? Des figures humaines asexuées qu’il réduit à leur plus simple expression, les représentant sous la forme de silhouettes filiformes dessinées à l’identique. Des Hauser, des Walla et des Tschirtner, Gugging en a abrité une flopée depuis les années 1960. « Comment autant d’artistes d’un tel niveau ont-ils pu émerger au même endroit et pratiquement au même moment », s’interrogeait, il y a quelques années, le critique d’art Roger Cardinal.

La réponse est sans doute à chercher du côté du psychiatre Leo Navratil qui est à l’origine de ce lieu singulier. Affecté à l’hôpital de Klosterneuburg en 1949, il a été l’un des premiers, sur les pas de Walter Morgenthaler et de Hans Prinzhorn, à encourager avec bienveillance l’expression artistique des malades. « Il faisait passer systématiquement des tests graphiques à ses patients. Il s’aperçut que, dans certains cas, cette épreuve pouvait donner l’impulsion à une œuvre vraiment inventive », explique Michel Thévoz, l’ancien directeur de la Collection de l’Art brut.

Chez eux, tous les codes explosent
« Notre imaginaire s’inscrit dans une culture, des savoirs qui font que l’on pense tous, peu ou prou, le monde de la même façon. Alors que chez ces personnes, tous ces codes explosent. Ce qui leur permet de lire le monde de façon passionnante, explique Bruno Decharme. Je retrouve dans leur création un lien à la spiritualité très important, des interrogations du type “D’où vient-on ?” et “Que fait-on sur terre ?” qui nous concernent tous. » Parti en retraite en 1986, Navratil passa alors le témoin au docteur Johann Feilacher, psychiatre et sculpteur devenu le directeur du centre. « Ces créateurs ont le droit d’être reconnus comme d’authentiques artistes et d’être placés sur un pied d’égalité avec les autres », insiste Feilacher installé dans une grande pièce décorée de portraits photographiques des artistes qui ont fait et font l’histoire de Gugging. L’obsession du patron du lieu ? Lancer ses protégés à l’assaut du monde de l’art. Tout faire pour qu’ils se hissent au plus haut niveau et jouissent, sur le marché de l’art, d’une cote équivalente à celle de leurs homologues. Pour ce faire, il multiplie les publications et les expositions en Europe et dans le monde. En 1994, il crée une galerie hébergée dans l’ancien hôpital psychiatrique. À chaque transaction, les artistes perçoivent 50 % du montant des œuvres vendues. Sept d’entre eux sont aujourd’hui représentés par des galeries internationales. En 2006, après plusieurs années de travaux de restauration et d’aménagement du bâtiment principal, un musée a ouvert ses portes. Y sont exposés les artistes « maison » aux côtés d’œuvres d’Art brut et contemporain international.

Art psychopathologique ? Art brut ? Art outsider ? Johann Feilacher balaie d’un revers de main ces étiquettes jugées trop restrictives. Pour lui, il s’agit d’art, tout simplement. Gageons qu’après avoir vu l’exposition des « Mona Lisa » des pensionnaires du centre ainsi que la rétrospective Adolf Wölfli, toutes deux à l’affiche à Gugging jusqu’en mars 2015, il ne sera pas contredit. 

« Collection abcd/Bruno Decharme », jusqu’au 18 janvier 2015. La Maison rouge, 10, boulevard de la Bastille, Paris-12e, www.lamaisonrouge.org

« Chefs-d’œuvre de Gugging » jusqu’en mars 2017 et « Adolph Wölfli » jusqu’en mars 2015, Museum Gugging, Österreich (Autriche), www.gugging.at

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°674 du 1 décembre 2014, avec le titre suivant : Le Gugging, fournisseur officiel d’artistes bruts

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