Paris

Le débarquement britannique en France

Poches de résistance chez les commissaires-priseurs

Le Journal des Arts

Le 1 juillet 1994 - 903 mots

Le désir du ministère de la Culture de voir évoluer le statut du commissaire-priseur français est mal ressenti par certains membres de la profession, et contredit par la Chancellerie, qui défend le monopole. Dans le Journal des Arts du mois de mai, le ministre de la Culture Jacques Toubon avait exprimé le souhait de voir Sotheby’s et Christie’s exercer en France, à armes égales avec les commissaires-priseurs. Or, peu avant, le ministère de la Justice français venait de rejeter une demande de la Commission de Bruxelles visant à autoriser l’implantation des maisons britanniques à Paris. Les réactions, nombreuses, chez les commissaires-priseurs français, prouvent qu’ils sont tout sauf unis.

PARIS - Cet été, Bruxelles prépare sa riposte à Paris. La Direction générale du marché intérieur à la Commission à Bruxelles, une sorte de ministère européen de la Justice qui veille à la compatibilité des décisions nationales et de la législation communautaire, devra décider si le gouvernement français est en infraction. Début avril, la Chancellerie avait répondu à la Direction générale d’une façon très argumentée, fort détaillée, extrêmement juridique et, surtout, négative, à la suite de leur demande de laisser Sotheby’s exercer librement en France. Si la Direction générale décide qu’il y a infraction, elle doit envoyer au gouvernement français un "avis motivé", qui pourrait être suivi de la saisine de la cour de Justice à Luxembourg.

Le récent échange de correspondance entre Paris et Bruxelles avait suivi plusieurs plaintes formulées par la maison britannique, qui, confiante en l’avenir, recherche depuis plusieurs années des locaux à Paris pour agrandir ses bureaux et ouvrir une salle d’exposition permanente. Selon les responsables de Sotheby’s, le problème de fond est maintenant de savoir si le gouvernement français veut prendre toutes les mesures nécessaires pour revaloriser Paris comme capitale du marché de l’art.

Or, l’attitude des commissaires-priseurs français envers l’arrivée des britanniques et sur l’avenir du marché de l’art à Paris reste plus divisée que jamais. Maître Jacques Tajan, par exemple, qui n’a jamais hésité à dire que l’implantation des maisons britanniques serait dans l’intérêt du marché français, a récemment comparé l’hôtel Drouot tout à la fois à une réserve d’indiens et au Musée Grévin. Quant à la vieille idée de fédération sous la houlette de Drouot pour faire face aux auctioneers, récemment ressuscitée et chère à certains de ses confrères, le patron de la première étude de France s’est exclamé : "Une centaine de fauchés n’a jamais fait un milliardaire !"

Maître Jean-Louis Picard estime que le ministre "met la charrue avant les bœufs", en déclarant qu’il serait favorable à la venue de Sotheby’s et Christie’s. Il faudrait d’abord, estime le commissaire-priseur,résoudre les différents problèmes de réglementation de la profession, pour assurer que tout le monde puisse se battre à armes égales.

"Que l’on ouvre le marché français aux maisons britanniques, d’accord. Mais il faut d’abord que nous soyons mis sur un plan d’égalité avec eux – égalité de tarifs, de TVA, et de réglementations de toutes sortes. Il est prématuré de dire que l’on veut simplement ouvrir la porte. Les britanniques sont déjà au premier étage, l’étage noble, tandis que nous, nous sommes restés à la cave", nous a-t-il confié.
Maître Guy Loudmer est à la fois sceptique quant aux capacités de la profession en France d’évoluer, et à la volonté des pouvoirs publiques de soutenir le marché de l’art en France. Comme preuve, il cite les nombreux rapports, de la Commission Armand en 1958 au rapport Chandernagor de 1992, qui se sont succédés mais qui, selon lui, ont rarement été suivis de décisions politiques.

La situation est "ubuesque"
"Malgré sa bonne volonté, la Chancellerie n’a jamais pu aller plus loin dans des innovations que la profession ne souhaitait pas. La situation est donc "ubuesque" : notre ville de Paris ne cesse d’attirer le désir de nos clients de venir et d’y séjourner pour acheter sur le marché de l’art, tandis que rien n’est fait, tant sur le plan de l’organisation de la profession que sur celui du cadre administratif, pour encourager le mouvement de cette clientèle vers Paris."

"Il semble néanmoins que, si la profession commence à bouger, c’est parce qu’elle sent passer le vent du boulet. Souhaitons-lui d’être audacieuse et d’entraîner avec elle le pouvoir politique", nous a déclaré Maître Loudmer.
Maître Joël-Marie Millon, président de Drouot, qui parraine le projet de "fédération" et de rachat d’études parisiennes pour faire face, le jour venu, à la concurrence "anglo-saxonne", voudrait que les autorités de tutelle françaises laissent à ses confrères "le temps de s’organiser."

"Il faut se préparer à l’avenir, car l’évolution se fera un jour ou l’autre. Ce que nous faisons à Drouot va dans le sens de cette évolution. Nous avons déjà beaucoup fait, et le rapport de notre chiffre d’affaires avec celui des maisons britanniques est déjà passé de un à huit à un à deux. Nous devrions être décorés pour avoir réussi de la sorte, avec tous les handicaps dont nous souffrons – entre autres, le droit de suite, les plus-values, la TVA à l’importation, et le certificat ! Si Monsieur Toubon veut prendre des mesures – bien que, en tant que ministre de la Culture, ce ne soit pas de son ressort – il doit prendre les problèmes à bras le corps, et les régler tous. Car on ne peut pas dire à la fois qu’il y a trop de commissaires-priseurs et ouvrir la profession à tout le monde !" a-t-il conclu.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°5 du 1 juillet 1994, avec le titre suivant : Le débarquement britannique en France

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