Art contemporain - Collectionneurs

Le choix des multiples

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 1 décembre 2002 - 2055 mots

Un Claes Oldenburg à 4 000 euros, une sculpture d’Arman à moins de 2 000 euros, une œuvre de Viallat frôlant les 900 euros ? Vous ne divaguez pas ! Ces prix, inenvisageables pour des pièces uniques, sont possibles grâce aux multiples. Malgré l’assainissement du marché après les errements des années 70-80, les Français boudent pourtant l’édition. Qu’importe ! Celle-ci trace vaillamment son chemin. Pour le bonheur de nos bourses.

Si le gotha des artistes internationaux est réservé à une élite dispendieuse, l’édition de multiples permet au commun des mortels d’acheter des créations originales de plasticiens célèbres à des prix plus raisonnables. L’Hexagone conserve la primauté en tant que centre de production grâce à sa concentration unique d’imprimeries et d’artisans. Collectionneurs et institutions, engoncés dans les ornières de l’unicité, dédaignent pourtant cette pratique.
La notion de multiple s’est pendant longtemps restreinte au seul domaine de l’estampe. « Triomphe de l’artisanat sur l’artisterie » selon la formule de Jacques Prévert, l’art imprimé résonne au XXe siècle des enseignes dynastiques de Lacourière-Frélaut, Clot, Mourlot et Crommelyncke. Aux côtés des galeries Maeght et Lelong, la relève est assurée aujourd’hui par de jeunes imprimeurs-éditeurs maîtrisant l’ensemble du processus, de la fabrication à la diffusion. Actif depuis 1978, Franck Bordas, petit-fils de Fernand Mourlot, est installé depuis treize ans au fond d’une cour pavée du quartier de la Bastille. Item, structure bicéphale créée à Lyon en 1987, a racheté voilà trois ans l’imprimerie Mourlot à laquelle elle a accolé une galerie pour la commercialisation des éditions. L’atelier Clot, créé en 1890, s’est lancé dans l’édition en 1966 avant d’ouvrir en 1989 un comptoir de vente attenant à l’atelier.
L’édition se scinde en deux branches : la reproduction pure, parfois en tirage illimité et la création originale, dans laquelle l’artiste intervient à chaque étape. L’estampe jouit d’une grande popularité après la Seconde Guerre mondiale. En 1968, Jacques Putman lance « les suites Prisunic » éponyme du supermarché commanditaire. Des estampes originales, tirées à 300 exemplaires, sont alors vendues au prix de 100 francs dans les magasins Prisunic. Des signatures prestigieuses telles Bram Van Velde, Pierre Alechinsky ou Jean Tinguely se prêtent alors au jeu. Dans les années 1980, certains éditeurs peu scrupuleux inondent toutefois le marché d’œuvres parfois médiocres, au tirage exponentiel, dévaluant ainsi l’estampe aux yeux des collectionneurs. « Cette politique a retiré à l’œuvre d’art sa dignité » déplore Jean Frémon, co-directeur de la galerie Lelong. Une épuration drastique commence au début des années 1990. Les éditeurs s’orientent vers une réduction du nombre des tirages et une particularisation des épreuves, parfois rehaussées à la main, afin d’intégrer l’estampe au marché des œuvres dites « originales ». Cette nouvelle éthique n’a pas encore raison des œillères hexagonales. Les éditeurs réalisent entre 50 % et 70 % de leur chiffre d’affaires à l’étranger. Contrairement à leurs homologues allemands ou suisses, les institutions françaises, pourtant promptes à soutenir les artistes, se défient de cet aspect de leur travail. « Souvent les gens associent multiple à reproduction et unique à original. Lorsqu’on fait une estampe dite originale, on travaille un original tiré à plusieurs exemplaires », ne cesse de marteler Franck Bordas.
Les créateurs qui ont toujours intégré l’édition dans leur travail voient pourtant le prix de leurs estampes s’envoler. Les écarts de prix pour certains modernes semblent énigmatiques, mais la présence d’une signature et le faible tirage aiguisent les appétits. Les grandes lithographies colorées de Braque sont particulièrement prisées. Un Oiseau traversant un nuage (1957), tirage à 75 exemplaires, peut atteindre près de 12 000 euros en vente publique. En revanche, une petite planche intitulée Résurrection de l’oiseau, éditée à 225 exemplaires, se négocie autour de 450 euros lorsqu’elle n’est pas signée ou numérotée. Le cas de Picasso est emblématique de ces disparités. Ainsi L’Homme à la guitare de la période cubiste s’envole pour 13 000 euros dès qu’elle est signée et 3 800 euros sans le précieux paraphe. La rareté d’une planche génère un engouement plus soutenu. Dans la célèbre série des Saltimbanques (1905), les planches moyennes se négocient entre 2 300 et 3 000 euros. En revanche, la planche phare du Repos frugal, particulièrement rare, peut grimper jusqu’à 76 000 euros. Des marges coupées, un papier affadi provoquent une nette décote pour des planches courantes, mais sont moins dissuasifs pour les épreuves les plus rares. La cote des estampes épouse les sismogrammes de l’artiste. Ainsi les gravures de Max Beckmann, qui représentent plus de 80 % des transactions effectuées autour de l’artiste en vente publique, ont profité de l’inflation récente de ses prix. « Le marché d’Alechinsky est assez fort. Il en fait depuis cinquante ans et n’a jamais considéré cette activité comme un sous-produit de sa peinture, soutient Jean Frémon. Les artistes qui ont traité ce médium avec le respect qu’il mérite sont toujours récompensés. » Les estampes de Pierre Alechinsky varient entre 500 et 10 000 euros pour un grand format. A titre comparatif, une œuvre unique se situe entre 30 000 et 200 000 euros pour une peinture, 6 000 à
7 000 euros pour une aquarelle. Certains artistes comme Eduardo Chillida, Louise Bourgeois ou encore Jean Dubuffet ont vu les prix de leurs estampes décupler ces quinze dernières années.
Le travail de reproduction, issu de la tradition du bel ouvrage, est aujourd’hui en sommeil dans de nombreux ateliers, où les chromistes, associés à des exécuteurs, ont été quelque peu écartés. La reproduction, telle qu’elle est pratiquée par la Réunion des Musées nationaux, jouit pourtant des faveurs du grand public. La Chalcographie du Louvre, fondée en 1797, commercialise des tirages illimités à partir de 2 000 planches originales non signées. Les gravures contemporaines, réalisées par Geneviève Asse ou Georg Baselitz, valent entre 80 et 180 euros tandis que les gravures anciennes oscillent entre 42 et 700 euros. Dans une veine similaire, les Ateliers de moulage du Louvre, créés en 1794, vendent des moulages de bonne facture, en plâtre ou en résine, réalisés à partir des trésors des musées nationaux. Le catalogue répertorie 5 000 moulages représentatifs de la sculpture des origines à nos jours. Les irréductibles de l’Egyptomanie peuvent ainsi acquérir une petite chatte Bastet pour 61 euros ou une tête de Toutankhamon pour 115 euros. Dans le sillage des reproductions, les produits dérivés, apparus à l’orée des années 1990, adaptent ou déclinent certains motifs. C’est le cas des « Objets dérobés » du Musée d’Orsay qui, en s’inspirant de détails issus des chefs-d’œuvre, donnent naissance à des bijoux, vases et autres foulards. La RMN compte dans les best-sellers de cette année aussi bien l’étole aux motifs de Nymphéas que la broche monogramme de Marie-Antoinette. Qu’on ne se méprenne pas ! Cadeaux sans doute appréciables, ces objets ne peuvent s’assimiler à de vraies créations.
Les éditions en céramique des artistes modernes, assimilées à un art trop décoratif, ont longtemps été boudées du marché. Les céramiques réalisées par Picasso à l’atelier Madoura de Vallauris ont enregistré l’an dernier une envolée. Un vase tripode à visage féminin en blanc, bleu et vert daté de 1951 et édité en 75 exemplaires a été adjugé 37 550 dollars chez Sotheby’s. Sur le site Internet de Madoura, on peut trouver des pièces moins spectaculaires mais plus abordables comme une plaque carrée représentant une tête d’Indien (1968-69) éditée à 100 exemplaires vendue pour 1 923 euros. Un petit plat au décor plus fade et monochrome de 1963 est disponible pour 1 003 euros. Cette production, certifiée par un monogramme, un cachet ou une mention graphique, se distingue entre les « Répliques authentiques », par répétition exacte des volumes et du dessin, et les « Empreintes originales de Picasso » lorsqu’elles sont gravées à partir d’une matrice réalisée par l’artiste. Peu d’éditeurs se sont aventurés dans l’édition d’objets tridimensionnels. Artcurial, créée par L’Oréal en 1975, est une des rares maisons à avoir produit pendant 25 ans des sculptures et des tapis. La société s’était toutefois rapidement fourvoyée dans les produits dérivés avec les services de table de Sonia Delaunay ou les luminaires du couple Lalanne. Certaines éditions anciennes de la maison comme les Sphères de Pomodoro aujourd’hui épuisées ou les sculptures de Man Ray et Wifredo Lam connaissent parfois d’étonnantes poussées en vente publique. Fournisseur de l’Elysée et de Matignon, étape obligatoire d’une Bernadette Chirac en quête de cadeaux officiels, Artcurial subit aujourd’hui une cure de jouvence. Dotée d’un stock exceptionnel, la vénérable institution liée aux valeurs sûres comme Arman ou Niki de Saint-Phalle s’attache à un esprit plus contemporain, comme en témoigne la récente édition des citrouilles de Kusama. Sur les brisées d’Artcurial, Sandro Rumney a ouvert en 1996 la galerie Art of this Century en éditant estampes et objets. Les éditions d’objets tridimensionnels, produits au rythme d’une dizaine par an, représentent aujourd’hui 70 % de ses activités. « Les éditions flirtent avec la pièce unique sans être des versions édulcorées », déclare Sandro Rumney. On peut découvrir dans son espace rue Mazarine une étonnante fontaine de Jaume Plensa intitulée Freud’s Children pour 4 000 euros, des sculptures de Stephan Balkenhol, version miniature ou encore la goutte de sang surdimensionnée d’Anish Kapoor. L’icône de Jeff Koons, le fameux Puppy en céramique, trône aussi en bonne position dans les best-sellers. Au regard du tirage à 3 000 exemplaires, ce chien de compagnie ne peut aboyer sur la crête des prix habituels de Koons. Commercialisé à 1 450 euros par Sandro Rumney, un exemplaire a toutefois été adjugé 3 200 euros en mars dernier. Insensiblement, l’édition cherche un nouveau souffle en s’adossant aux pratiques contemporaines, notamment la photographie. Franck Bordas, qui dispose depuis un an d’un matériel numérique, s’est attelé aux estampes photographiques de Martin Parr et de Herman Steins. La galerie Lelong s’est elle aussi dirigée vers l’édition photographique avec la série des Self-portraits de John Coplans, les portfolios de Jan Dibbets ou encore les performances d’Ana Mendieta. Les techniques traditionnelles ont toujours cours, qu’il s’agisse de report photographique à l’aquatinte pour Andy Goldsworthy chez Lelong ou de l’héliogravure pour les déserts veloutés de Balthasar Burckhard, édités par Catherine Putman. L’atelier Clot Bramsen & Georges dispose depuis six mois d’un matériel d’impression numérique de grande qualité qu’il combine à la lithographie traditionnelle. Longtemps exclues du marché, les vidéos commencent à grésiller. Si les prix en galerie varient de 3 000 à 100 000 euros selon le nombre, la notoriété de l’artiste et les techniques utilisées, certains éditeurs comme bdv/Artview proposent des DVD et cassettes VHS de productions récentes ou anciennes pour 37 euros. Ces éditions permettent de diffuser largement le travail vidéo des artistes, mais sont toutes en tirage illimité. La galerie Yvon Lambert a lancé cette année une collection vidéo baptisée « Bootleg », à 50 exemplaires vendus au prix de 682 euros. Conçues pour être visionnées sur un téléviseur, ces créations n’exigent pas un arsenal technologique fastidieux. La vidéo n’a pas encore contaminé les sphères éditoriales classiques et reste circonscrite au réseau des galeries productrices. Son existence, encore balbutiante, témoigne toutefois de la multiplicité de l’édition qui, malgré les revers, se refuse à l’atonie.

Quelques adresses

- Estampes anciennes et modernes : Galerie Paul Prouté, 74, rue de Seine, 75006 Paris, tél. 01 43 26 89 80. - Editions contemporaires : Edition Catherine Putman : 4, rue de Talleyrand, 75007 Paris, tél. 01 45 55 23 06. Atelier Franck Bordas : 2, rue de la Roquette, 75011 Paris, tél. 01 47 00 31 61. Editions Item : 51, rue du Montparnasse, 75014 Paris, tél. 01 43 35 35 35. Atelier Clot Bramsen & Georges : 12, rue Vieille du Temple, 75004 Paris, tél. 01 40 29 91 59. Michael Woolworth : 11, impasse du Mont Tonnerre, 75015 Paris , tél. 01 42 19 92 82. Atelier Eric Sedoux : 6, rue de l’Abbé Carton, 75014 Paris, tél. 01 45 43 16 46. Artcurial, Hôtel Dassault, 61, avenue Montaigne, 75008 Paris, tél. 01 42 9 16 16. Art of this century : 22, rue Mazarine, 75006 Paris, tél. 01 43 26 16 82. Céramiques de Picasso sur le site www.madoura.com - Produits RMN : Boutique de la Chalcographie du Louvre : Musée du Louvre, à côté de la librairie, tél. 01 40 20 59 35. Les moulages de la RMN sont disponibles à la Boutique Musées et Création, Carrousel du Louvre, 99, rue de Rivoli, 75001 Paris, tél. 01 40 20 59 27.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°542 du 1 décembre 2002, avec le titre suivant : Le choix des multiples

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque