La difficile rentabilité des maisons de ventes aux enchères

Sotheby’s, Christie’s , Phillips, de Pury & Luxembourg et les SVV françaises cherchent à augmenter leur productivité

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 21 février 2003 - 1925 mots

À l’heure où les maisons de vente exposent leurs bilans et se rengorgent de la pluie de records enregistrés en 2002, certains signes témoignent d’un ralentissement de l’activité. La baisse des lots proposés à la vente, le nombre important d’invendus sont autant d’indices alarmants. Malgré un marketing affûté, les grandes sociétés de vente font-elles preuve d’une véritable rentabilité ? Les secousses qu’ont connues dernièrement Christie’s, Sotheby’s et Phillips, de Pury & Luxembourg sont symptomatiques de la vulnérabilité, voire de l’érosion d’un système. Entre souplesse et globalisation, le dosage est difficile à trouver.

PARIS - Les grandes sociétés de vente aux enchères sont souvent assimilées aux “danseuses” des capitaines d’industrie en quête de valorisation. Derrière l’annonce des nombreux records qui ont jalonné l’année 2002 se cachent des taux croissants d’invendus – 44 % en septembre dernier –, répertoriés principalement en Europe, et une baisse notable du volume des transactions. Selon les données d’Artprice, le chiffre d’affaires “beaux-arts” s’est écroulé en septembre 2002 par rapport au niveau atteint l’année précédente, soit une baisse de 21 % à l’échelle mondiale. Cette tendance rend d’autant plus hasardeuse la réussite d’une vente que le nombre de lots proposés dans les vacations est également en chute de 46,7 %. Faute de pouvoir aligner une trentaine de chefs-d’œuvre incontestés et inédits, un minimum de 150 lots est toutefois nécessaire pour galvaniser une salle. “Les maisons de ventes ont pendant longtemps été rentables, car il n’y avait pas de problème pour trouver de la ‘marchandise’. Aujourd’hui, c’est plus difficile parce que les objets d’art que nos clients recherchent se font rares. J’entends, par là, les œuvres de grande qualité, inconnues sur le marché, et si possible avec une provenance distinguée”, explique François Curiel, président de Christie’s Europe. En raison de la raréfaction de la marchandise, les maisons de ventes naviguent à vue. La baisse des chiffres d’affaires accusée par toutes les maisons de ventes est révélatrice. Le chiffre d’affaires de Christie’s, de 2,13 milliards d’euros en 1999, n’était plus que de 1,83 milliard en 2001, ramené ainsi à son niveau de 1997. Pour dénicher ces marchandises dans un climat concurrentiel, les maisons ont longtemps été prêtes à rogner sur leurs marges et à procéder à un dumping des prix vendeurs. Cette stratégie semble dépassée, les prix vendeurs ayant tendance à augmenter. En France, la libéralisation du plafond fixé avant la réforme à 7 % a permis une inflation des frais vendeurs, les frais acheteurs ayant de leur côté aussi notablement grimpé.
Devenues ces dernières années les proies appétissantes des investisseurs, les grandes multinationales se sont transformées en de coûteux mastodontes au lustre certain mais au profit plus hypothétique. Jusqu’en 1998 et 1999, Christie’s et Sotheby’s affichaient des bilans positifs. Sotheby’s pouvait se targuer de bénéfices nets de 45 millions de dollars (41,61 millions d’euros) en 1998, avec un fléchissement à 32,8 millions en 1999. Un des derniers bilans encore accessible de Christie’s en 1997 révèle un bénéfice de 22 millions de livres sterling (33,22 millions d’euros). Depuis deux à trois ans, ces sociétés accusent toutefois des résultats médiocres. En 2001, les pertes de Sotheby’s se sont chiffrées à 41,6 millions de dollars – tandis qu’elles étaient de plus de 189 millions en 2000 –, en raison de l’amende pour collusion. Christie’s se refuse de son côté à communiquer des chiffres. Toutefois, le bilan de Christie’s France SNC affichait en 2001 une perte de plus de 287 000 euros. Christie’s n’avait toutefois pas encore inauguré ses ventes parisiennes. La boulimie affichée par les sociétés anglo-saxonnes, qui, depuis les années 1970, ont essaimé dans toutes les grandes places mondiales, a porté préjudice à leur santé économique. Une affaire commence aujourd’hui à Zurich, se poursuit à Londres et le contrat est finalement signé à New York. Cette mondialisation du marché conduit les maisons de ventes à prendre racine en Asie, en Europe et en Amérique avec une centaine de bureaux de représentation et le personnel afférant. Sotheby’s et Christie’s se sont toutefois attachées ces deux dernières années à réduire leurs coûts en fermant des bureaux et des salles de ventes jugées inutiles. Entre 2000 et 2002, Christie’s a fermé 29 bureaux et réduit ses effectifs de 2 200 à 1 900 employés. Entre autres suppressions, les bureaux d’Aix-en-Provence et de Lyon ont fermé en France, de même que ceux de Baltimore, Bombay, Cape Town, Naples... La salle de ventes de Christie’s à Athènes a également cessé ses activités. Sotheby’s procède aussi à des coupes sèches. Les frais liés aux salaires ont baissé ici de 11 % en 2001 par rapport à 2000, tandis que les frais administratifs ont diminué de 25 % grâce à la réduction des dépenses Internet et la baisse des frais généraux. Au premier semestre 2002, les frais généraux ont baissé de 9 % par rapport au premier semestre 2001. La revente de l’immeuble de New York pour 175 millions de dollars devrait permettre d’éponger les dettes, alourdies dernièrement de 20,4 millions d’euros par l’amende infligée par la Commission européenne.
Plus qu’une gestion globale, les maisons de ventes devraient peut-être développer des franchises. Elles pourraient ainsi diffuser leur label tout en évitant de lourdes structures. Les maisons de ventes semblent comprendre aussi l’aspect suicidaire de la garantie. Le volume des œuvres garanties représente aujourd’hui moins de 2 % des lots vendus annuellement pour Sotheby’s. “Il est difficile de faire des plans sur la comète, promettre des garanties en mai lorsque la vente a lieu en novembre dans un climat d’insécurité économique. En outre, quand l’ombre d’une guerre plane à l’horizon, la situation se corse”, fait remarquer François Curiel.
Une trop grande attention accordée à la dimension commerciale a aussi porté préjudice à ces sociétés. En multipliant les arguties hiérarchiques, elles manquent d’y perdre leur savoir-faire. À défaut d’êtres omnipotents, les gestionnaires ont acquis depuis une dizaine d’années une place grandissante. Les business managers sont accolés aux spécialistes pour établir les cahiers des charges des ventes en tenant compte à la fois des dépenses inhérentes à la vente mais aussi des frais généraux. “Pour qu’une maison soit bien gérée, il faut un équilibre entre experts et gestionnaires. Notre clientèle veut d’abord dialoguer avec un spécialiste, mais quand ce dernier a offert une vente à New York, un paiement à Hong-Kong, des expositions et un plan média dans le monde entier, il faut qu’un gestionnaire s’occupe de mettre tout en place. L’équilibre entre administrateurs et experts n’est pas facile à atteindre. Il faut qu’ils vivent en symbiose sans qu’aucun des deux ne prenne le pas sur l’autre”, ajoute François Curiel. Les maisons de ventes ont d’ailleurs connu ces dernières années une hémorragie de leurs spécialistes.
Les petites structures, familiales ou artisanales, ne sont-elles pas susceptibles, grâce à leur flexibilité et à leurs faibles coûts structurels, d’afficher des bilans plus équilibrés, voire positifs ? “Les modèles d’organisation des grandes maisons sont irréversibles. Les gros clients réclament des grosses structures. Mais nous offrons une disponibilité, une réactivité, une souplesse”, estime Éric Beaussant de la SVV Beaussant-Lefèvre, qui a affiché l’an dernier un chiffre d’affaires de 22,6 millions d’euros.
Même son de cloche chez Artcurial qui, tout en présentant des similarités avec les grandes maisons, défend une rentabilité que ces dernières désespèrent de retrouver. “La maison de ventes est rentable car Poulain Le Fur et Briest l’étaient déjà séparément. La réunion permet par ailleurs des économies d’échelle en supprimant par exemple la location de plusieurs locaux,” souligne Francis Briest. L’homme d’affaires monégasque Michel Pastor, qui a investi à hauteur de 20 % dans le groupe Artcurial, déclare d’ailleurs sa pleine confiance dans cette société, dont le chiffre d’affaires était de 60,3 millions d’euros en 2002 : “Je me suis engagé parce que je connaissais Francis Briest. Par ailleurs, ce groupe est soutenu par le groupe Dassault. Je ne m’engage pas pour perdre de l’argent. J’ai fait ce placement dans un domaine qui évoluera.”
Si les maisons anglo-saxonnes embauchent des spécialistes internes à la maison, Jacques Tajan préfère la solution de l’entre-deux. “Nous sommes dans une période transitoire. Ou les experts restent indépendants, ou je les absorbe. Pour l’instant je préfère panacher. Quand on examine l’étude, on voit que les deux tiers de mes experts sont exclusifs mais non salariés. C’est une chose que je pratique depuis vingt ans”, déclare-t-il. S’il fut le premier commissaire-priseur à disposer d’un bureau au Japon, il ne manqua pas de le fermer au lendemain de la crise de 1990. Après avoir installé huit bureaux de représentation en France, Belgique, Suisse et à Monaco, Tajan s’achemine vers un quadrillage de la province française. “Ma stratégie est d’ouvrir de plus en plus en province des journées d’expertise sans me mettre sur le dos une infrastructure lourde”, explique-t-il. Sur ses brisées, la société Artcurial a aussi resserré ses liens avec la province en prenant des participations dans des groupes déjà existants, de préférence à la création d’une infrastructure coûteuse difficile à gérer à distance.

Diversification des activités
Plus que toute autre, la société Phillips, de Pury & Luxembourg a tenté de proposer un modèle différent des autres maisons de ventes. La politique agressive de garanties dont Phillips a abusé pour décrocher de grosses collections l’avait toutefois fortement fragilisée. Selon les rumeurs, ces garanties s’élevaient notamment à 180 millions de dollars pour la collection Smooke, qui n’a rapporté que 86 millions de dollars. La vente de tableaux modernes en novembre dernier a précipité la débâcle avec un chiffre de 7 millions de dollars alors que 49 millions étaient escomptés. Phillips dément aujourd’hui les rumeurs quant à une cessation d’activité. Elle a annoncé mardi 28 janvier le rachat du reliquat d’actions que possédait encore son ancien propriétaire LVMH. Bernard Arnault, qui avait acquis Phillips en 1999, a cédé en février 2002 le contrôle de la société à ses dirigeants actuels, Simon de Pury et Danielle Luxembourg, tout en conservant une participation capitalistique de 27,5 %. Pour rentabiliser sa compagnie, Simon de Pury compte procéder à des réductions drastiques de personnel en supprimant 50 postes de nature administrative sur un total de 130 employés. Le déménagement de l’immeuble de la 57e rue à New York pour un bâtiment plus modeste dans le quartier de Chelsea devrait aussi abaisser les coûts. “Une année à Chelsea nous coûte la même somme qu’un mois sur la 57e”, explique Simon de Pury. La firme conservera les huit départements qu’elle avait précédemment. Elle entend d’ailleurs organiser cette année une quinzaine de vacations. “Nous repartons sur une base saine, avec la structure la plus légère possible. D’ici à la fin 2003, nous devrions devenir rentables, même avec un chiffre d’affaires plus réduit”, estime Simon de Pury.
La seule activité de ventes aux enchères ne semble pas toujours suffisante pour maintenir à flot ces sociétés. Phillips avait ainsi diversifié ses activités en fusionnant avec le cabinet de courtage de Pury & Luxembourg. Bien que le pôle des ventes publiques ne soit pas mis en sommeil, le volet de ventes de gré à gré est devenu aujourd’hui primordial. De même, le holding d’Artcurial cumule les secteurs des ventes publiques et de l’édition. La vente aux enchères demeure l’épine dorsale du dispositif, mais les revenus périphériques ne seront pas à négliger. Le développement d’une activité immobilière n’est peut-être pas à exclure. De son côté, Christie’s a ouvert voilà quatre ans un département Ventes privées – un peu essoufflé dernièrement –, tandis que Sotheby’s a investi dans une librairie et un restaurant. Malgré un léger fléchissement, les revenus divers représentaient en 2001 plus de 17 % de l’ensemble des revenus de Sotheby’s. Sans être déterminants, ces à-côtés restent appréciables.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°165 du 21 février 2003, avec le titre suivant : La difficile rentabilité des maisons de ventes aux enchères

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