Hans Cramer, le maître des maîtres anciens

Le courtier de La Haye évoque cinquante ans d’une carrière de spécialiste de la peinture hollandaise

Le Journal des Arts

Le 21 décembre 2001 - 1909 mots

Représentant de la troisième génération d’une famille néerlandaise de marchands d’art, travaillant depuis plus de cinquante ans en Europe et aux États-Unis, Hans Cramer a vécu, en direct, toutes les évolutions du marché. Dans la salle d’exposition d’une somptueuse bâtisse de La Haye, autrefois fréquentée par de grands collectionneurs tels que le baron Thyssen Bornemisza, Ed Carter, Norton Simon et Frits Philips, il exerce en tant que spécialiste des maîtres anciens.

Quand et pourquoi avez-vous décidé de devenir marchand spécialiste des maîtres anciens ?
Lorsque la Deuxième Guerre mondiale a éclaté, je me suis retrouvé dans le métier tout à fait par hasard. En fait, j’aurais préféré étudier le droit, mais je n’ai pas pu car l’université a fermé. Après la guerre, j’ai travaillé pour le Bureau national de documentation d’histoire de l’art à La Haye. Il y a cinquante ans, j’étais directeur du département d’étude pour la peinture hollandaise, et puis je n’ai plus supporté de voir ces photos et ces reproductions. C’est alors que je me suis lancé dans le commerce de l’art. J’étais fasciné de pouvoir, grâce à la peinture, entrer en contact avec toutes sortes de gens, y compris les collectionneurs les plus inaccessibles et les personnalités les plus déplaisantes.

On entend dire parfois que les vrais collectionneurs n’existent plus. Est-ce vrai ?
Après la guerre, il y avait des acheteurs, mais plus de collectionneurs comparables à Van Beuningen par exemple. Si, en raison de la redistribution des richesses, décidée par le régime socialiste aux Pays-Bas, il faut payer des impôts qui s’élèvent à 72 % de vos revenus, il ne vous reste plus grand-chose pour construire une belle collection. En Allemagne, le taux d’imposition s’élevait à 60 % seulement, et de ce fait, des collections ont pu voir le jour dans ce pays. Dans les années 1960 et 1970, de magnifiques collections sont apparues sur le marché. Par exemple, j’ai fait l’acquisition de 100 peintures provenant de la collection Van Aalst, de 20 de celle de Ten Cate, de 40 issues de la collection Van den Bergh et un peu moins de 100 de la collection Becker, un particulier allemand. Avant la Première Guerre mondiale, Von Bode, directeur du Musée de Berlin, a dit aux “nouveaux riches” : “Messieurs, vous avez peut-être beaucoup d’argent, mais vous n’êtes pas reconnus dans la société. Si vous achetez des œuvres d’art, vous serez considérés différemment.” Ils ont suivi son conseil et cela a donné naissance à de grandes collections. Les nouveaux riches continuent d’acheter des œuvres d’art pour une question de statut. Donc, acheter des œuvres sans rien connaître à l’art n’est pas forcément une mauvaise chose, tant que l’on demande l’avis de quelqu’un de fiable. Les gens me confiaient leurs plus belles peintures et de grosses sommes d’argent pour que je les mette en sûreté, chez moi. Mais on a dit beaucoup de choses scandaleuses à mon sujet dans les années 1960, parce que j’ai été le premier courtier en art. Les prix pour les maîtres anciens avaient atteint de tels sommets qu’il est arrivé un moment où je n’ai plus pu en acheter. Et comme je ne voulais pas emprunter aux banques, j’ai commencé à prendre des œuvres en dépôt pour les vendre. On a jugé que c’était scandaleux. Je répondais : “Et alors ? Je peux vous apporter ce que vous ne pouvez pas trouver tout seul et je préfère toucher une commission plutôt que de payer des intérêts d’emprunt à une banque.” Et c’est comme ça que la quasi-totalité de la collection Van Aalst est passée entre mes mains. Parmi ces œuvres, il y avait trois Rembrandt, et en 1967-1968, j’en avais déjà vu passer six.

Cela se passait comment avec les collectionneurs d’art ?
C’était le côté agréable du métier à l’époque : le collectionneur avait confiance en son marchand car ils entretenaient des rapports personnels. C’est moins le cas aujourd’hui. Les clients devenaient des collectionneurs et hormis quelques rares exceptions, tous ces acheteurs se transformaient en amis. Avec Heini Thyssen, par exemple, il y avait une confiance mutuelle et nous pouvions parler en amis. Cinq pour cent de ses peintures anciennes conservées dans son musée de Madrid viennent de chez moi. En revanche, l’Américain Norton Simon n’était pas quelqu’un de facile. Dans les années 1960, il collectionnait davantage que le Musée Getty ne le fait actuellement. Mais en tant que personne, il était insupportable. Il passait des heures au téléphone, via un opérateur, pour me convaincre de faire descendre le prix d’un Albert Cuyp en provenance de la collection Van Aalst. Ce que je déplore le plus aujourd’hui, c’est que le contact personnel est en train de disparaître.

Est-il vrai que l’on trouvait beaucoup plus de belles peintures sur le marché aux Pays-Bas ?
La qualité des œuvres proposées sur le marché est toujours très relative. Mon grand-père se plaignait déjà du fait qu’il ne pouvait plus acheter. Et pourtant, il était actif à la fin du XIXe siècle, et au début du XXe siècle – époque de grande croissance économique où le marché de l’art était florissant. Mais il y a une part de vérité dans tout cela. À partir du milieu des années 1950, j’ai réalisé pendant trente ans des catalogues, qui contenaient en moyenne 50 tableaux, et une fois, j’ai même présenté 75 tableaux. Aujourd’hui, je m’estime heureux si j’en ai une douzaine. Je comprends maintenant à quel point j’ai été gâté par les collections qui sont passées entre mes mains dans les années 1960 et 1970.

Que sont devenus tous ces tableaux ? Sont-ils conservés dans des collections privées ?
L’introduction de la TVA a décimé le marché des tableaux. Avant, si je vendais un Rembrandt un million de florins (ce qui était le prix à l’époque) et touchais une commission de 5 %, je ne pouvais vraiment pas facturer 6 % de TVA supplémentaires. Cela représentait beaucoup d’argent dans les années 1960 et 1970. Donc, toutes les plus belles pièces sont parties en Grande-Bretagne, où l’art était assujetti à une TVA très peu élevée. Ces deux dernières années, la Grande-Bretagne a su garder son niveau européen, mais c’est toujours la même histoire : les œuvres majeures vont à New York. Pour cette raison, vendre des œuvres en dépôt est vraiment intéressant, car il s’agit de cessions privées entre particuliers, sans TVA. Le marchand ne doit payer qu’une TVA de 19 % sur sa commission. C’est vraiment honteux qu’avec une offre aussi limitée d’œuvres de qualité, il y ait autant de tableaux stockés dans les réserves des musées. À eux seuls, le Rijksmuseum et le Mauritshuis ont quelque deux mille œuvres en réserve. Et ils ont le culot de vous dire : “Si nous vendions des œuvres, nous pourrions plus tard le regretter.” Et alors ? Pourquoi ne pas vendre quelques tableaux et utiliser l’argent pour acheter une très belle œuvre qui pourrait être exposée ? Les tableaux sont faits pour être vus.

Quelles sont les conséquences de la pénurie de l’offre pour les marchands d’art aux Pays-Bas ?
Il n’y a presque plus de véritables marchands de maîtres anciens. Avant, il y avait Goudstikker et Nijstad. Il ne reste que Noortman, Hoogsteder, Douwes et De Boer. Autrefois, les marchands hollandais étaient très présents sur le marché international. Avant la guerre, les centres qui comptaient étaient la Hollande, l’Allemagne, l’Angleterre (le plus performant des marchés où l’on trouvait les meilleures œuvres) et quelques personnes aux États-Unis, mais c’étaient en fait des marchands qui venaient d’Europe. À cause d’Hitler, le marché allemand s’est asséché. Aujourd’hui, c’est un marché en perte de vitesse du fait de la pénurie d’œuvres. C’est pour cette raison que certains marchands se sont spécialisés dans la peinture des XIXe et XXe siècles, et ont commencé à travailler dans des bureaux, et non plus dans des boutiques ayant pignon sur rue. C’est aussi ce qui explique que les foires d’art ont pris autant d’importance : elles donnent l’occasion à un marchand de rencontrer de nouveaux clients. La première foire d’art a été celle de Grosvenor House à Londres, et la première en Europe continentale a eu lieu à Delft. Celle-ci était plus accessible que les foires Pan et Tefaf ne le sont aujourd’hui. Les foires sont devenues beaucoup plus commerciales et internationales, mais aussi plus impersonnelles.

Quels étaient, autrefois, les prix des maîtres anciens ?
Aujourd’hui, les prix pour des tableaux de maîtres anciens de qualité sont vraiment très élevés, mais il n’est pas sûr que les prix aient tellement augmenté. La valeur de l’argent a chuté de manière significative. Prenons l’exemple du Rembrandt de Noortman, qui est sans équivoque un très beau tableau. Lorsque j’ai eu un portrait d’homme de Rembrandt dans les années 1960, datant aussi de 1634, comparable à la femme du portrait de Noortman, aucun musée n’était prêt à l’acheter un million. Alors, j’ai vendu ce portrait d’homme aux États-Unis. Quelques années plus tard, lorsque son pendant a fait surface, cette horrible Haesje Cleyburg, le Rijksmuseum a déboursé 10 millions pour l’avoir. Aujourd’hui, le Rembrandt de Noortman vaut entre 70 et 80 millions. Mais sachez bien que les prix des maîtres anciens sont insignifiants comparés à ceux des impressionnistes. Pour certaines personnes, posséder un Renoir n’est ni plus ni moins que du show business. Ce n’est pas le cas pour Jan Steen ou Van Goyen. Un paysage ordinaire de ce dernier ne coûte pas assez cher. Le fait est qu’il en a peint des quantités, et on compte quelque 1 500 exemples connus dont la qualité et l’état de conservation varient considérablement d’une peinture à l’autre. Un petit format coûte à peu près 100 000 florins, et encore, il ne les vaut pas vraiment, et un beau tableau coûte 2 millions de florins environ. Et pour un Van Berckheyde, le marchand Johnny van Haeften a payé deux millions de livres sterling, si l’on en croit le Financial Times. Cela m’échappe, car un Van Berckheyde n’est pas une rareté. En revanche, Saenredam est hors de portée. J’ai eu six Rembrandt, mais seulement deux Hals. Donc, on ne peut pas les prendre en compte dans les statistiques. Et que l’on puisse payer 2 millions de dollars pour une œuvre d’art moderne chez Sotheby’s ou Christie’s me dépasse complètement.

Que pensez-vous du fait que les maisons de vente ciblent directement les acheteurs privés ?
Autrefois, seuls les collectionneurs spécialistes participaient aux ventes. Mais aujourd’hui, à cause de toute la publicité, tout le monde s’imagine qu’il n’y a rien de mieux que les ventes aux enchères. Il faut reconnaître que parfois, lors de ventes, les œuvres partent à des prix que, en tant que marchand, je n’aurais jamais osé demander. Peut-être aussi que les acheteurs d’aujourd’hui manquent de finesse et devraient s’informer davantage. Au moins, autrefois, les gens lisaient des livres d’art. Par ailleurs, les conditions de ventes se sont beaucoup américanisées, on met cartes sur table pour éviter de se retrouver au tribunal. En 1912, les conditions de ventes à la galerie Georges Petit de Paris se résumaient à deux lignes : les achats se règlent en argent liquide et les acheteurs paient une commission de 10 %. Mais ce qu’on ne sait jamais, c’est le pourcentage élevé d’invendus lors d’une vente. Et donc, si votre tableau de 400 000 florins ne se vend pas, vous devez tout de même payer 20 000 florins à la maison de vente. Il se passe des choses vraiment inconcevables dans les maisons de vente, et je suis sidéré que personne ne s’en rende compte.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°139 du 21 décembre 2001, avec le titre suivant : Hans Cramer, le maître des maîtres anciens

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