État-collectionneurs : le cauchemar Van Gogh

Dans un arrêt rendu au profit de Ernst Beyeler, la Cour européenne des droits de l’homme réévalue le droit d’ingérence

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 3 mars 2000 - 1762 mots

L’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) rendu au profit de Ernst Beyeler contre l’Italie a tenté de tracer la frontière entre les prérogatives de l’État en matière de protection du patrimoine culturel et les droits du propriétaire de biens culturels. En sanctionnant les maladresses de l’administration italienne et en précisant son interprétation du Protocole additionnel de la CEDH, elle a rappelé des principes de forme et de fond et installé des garde-fous dans l’exercice de la souveraineté patrimoniale des États.

STRASBOURG - Van Gogh va-t-il devenir le cauchemar des administrations patrimoniales ? En France, l’affaire Walter a remis en cause le dispositif de contrôle des exportations de biens culturels, en imposant à l’État une très lourde indemnité à la suite du classement du Jardin à Auvers. Depuis, l’administration française n’ose plus classer les trésors nationaux et doit se résoudre à les acquérir au prix du marché international ou à les laisser partir.

L’Italie vient de connaître une mésaventure similaire. Les circonstances sont voisines : un tableau de Van Gogh, Le jardinier, acheté par un résident suisse ; l’intervention de l’État qui, l’ayant classé en 1954, le préempte en 1988 ; une cascade de recours du propriétaire devant les juridictions  administratives et judiciaires, et in fine la condamnation de l’État à indemniser le propriétaire de l’œuvre. La comparaison s’arrête cependant là. L’affaire Walter n’avait pas quitté la sphère judiciaire française, Jean-Jacques Walter ayant obtenu gain de cause avant d’exercer un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, et, pour l’Italie, les conséquences de l’arrêt Beyeler sont sans doute moindres que celle de l’affaire Walter pour la France. En effet, si la CEDH a sanctionné des inconséquences administratives, sa décision n’a pas abouti à remettre en cause le dispositif patrimonial italien. L’arrêt a été modéré, en partie inspiré des conclusions de l’avocat du marchand suisse, Pierre Lalive. Toutefois, cette décision est importante puisque c’est le premier cas d’application à des biens culturels des dispositions du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l’homme : “Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété, que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Ces dispositions ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général”.

Acquérir une œuvre à bon compte ou sauvegarder le patrimoine ?
Schématiquement, on peut résumer l’affaire de la façon suivante. Ernst Beyeler avait commis une irrégularité en ne déclarant pas, dès l’origine en 1977, qu’il était le véritable acquéreur d’un Van Gogh et que l’antiquaire italien qui s’était entremis agissait pour son compte. S’agissant d’une œuvre classée dont la vente ouvrait à l’État italien un droit de préemption sur la base du prix d’achat (600 millions de lires, environ 2 millions de francs), cette erreur initiale viciait les tentatives de régularisation ultérieures qui, au surplus, n’étaient jamais complètes, par ignorance ou par calcul.

L’administration italienne était elle-même en porte-à-faux puisqu’elle n’avait pas été conséquente avec sa propre position, hésitant entre l’intérêt public patrimonial manifesté par le classement du Jardinier en 1954 et une exploitation tactique de la faute initiale de M. Beyeler, pour aboutir en 1988 à la préemption du tableau au prix de la vente intervenue neuf ans plus tôt. Son attitude manifestait davantage le souci de faire entrer à peu de frais une œuvre importante dans les collections publiques que de ménager l’intérêt du patrimoine national, qui aurait pu être aussi bien satisfait par son intégration dans une collection privée mais ouverte au public à Venise.

Techniquement, devant la Cour, l’Italie soutenait que M. Beyeler ne pouvait pas se présenter comme un propriétaire exproprié, ne disposant d’aucun droit réel de propriété sur le tableau, ce qu’avaient jugé les tribunaux italiens.  Elle invoquait au surplus son droit de “réglementer l’usage des biens”, conformément aux 2e et 3e alinéas de l’article 1 du Protocole n° 1 de la Convention. Quand à Ernst Beyeler, il affirmait sa propriété ou du moins un droit protégeable, l’existence d’une expropriation supposant une juste et préalable indemnisation, attaquait la légalité du décret de préemption, contestait l’utilité publique de la préemption pour enfin souligner l’enrichissement de l’État italien à son détriment.

La procédure italienne avait confirmé que le droit à préemption de l’administration était resté ouvert, depuis l’acquisition initiale jusqu’à la date du décret de préemption, en 1988. Par ailleurs, les tribunaux avaient également refusé de reconnaître à Ernst Beyeler la propriété du tableau. L’administration italienne avait donc juridiquement raison en application littérale des règles nationales. Restait à savoir si l’on devait lui donner juridiquement tort en ce qu’elle avait méconnu l’esprit des règles qu’elle invoquait. Mais en matière de biens culturels, définir l’esprit des réglementations est un exercice difficile, puisqu’il tient d’abord à une sensibilité nationale, et il est difficile à la Cour européenne d’arbitrer sur ce point.

Des abus de forme dans l’action administrative italienne
C’est sans doute pourquoi Pierre Lalive a plutôt choisi un angle d’attaque indirect, en s’attachant à démontrer que l’existence d’un réel intérêt public était remis en cause par les procédés de l’administration italienne, en particulier des manœuvres “contre le requérant et seulement contre celui-ci”, par un “formalisme excessif (...) sans rapport ni proportion raisonnables avec les objectifs législatifs invoqués, celui de la protection du patrimoine national (...) étrangère à la lettre et à l’esprit de la CEDH (...) contraire aux exigences du droit international rappelées par la Cour, laquelle déclare que le formalisme excessif est étranger au droit international” (...). En quelque sorte, les abus de forme de l’action administrative italienne démontreraient qu’il n’y avait pas fond d’intérêt public. Le défenseur de M. Beyeler rappelait les conditions de l’expropriation posées par la Cour dans une précédente affaire : la légalité de la mesure, son utilité publique et sa proportionnalité. Sur la légalité, il signalait la nécessité “de clarté et de précision propres à garantir la sécurité du droit”, les jugeant absentes du décret d’expropriation. En ce qui concerne l’utilité publique, il complétait  son argumentation d’un florilège des atermoiements de l’administration italienne. Enfin, sur la proportionnalité, après avoir rappelé la nécessité d’un “juste équilibre (...) entre les impératifs de l’intérêt général et ceux de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu”, défini dans une jurisprudence de la Cour précisant qu’il “doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens utilisés et le but visé”, Pierre Lalive soulignait “qu’en l’absence d’un intérêt public ou général digne de protection au sens de la Convention européenne, l’exigence de proportionnalité n’est pas remplie”.

Pour boucler son raisonnement, il s’attachait à la compensation en renvoyant aux principes généraux du droit international (auxquels se réfère explicitement le Protocole n° 1) “quant au caractère prompt, adéquat et effectif de l’indemnisation applicable en cas d’expropriation des non nationaux”, pour exposer que l’acquisition du tableau au 1/15e de sa valeur sur le marché italien et 1/85e de sa valeur sur le marché international ne répondait pas à ces principes et constituait en fait un enrichissement illégitime prohibé.  Il restait à Pierre Lalive à demander qu’Ernst Beyeler ne soit pas moins bien traité que Jean-Jacques Walter, auquel la Cour de cassation française avait accordé une indemnisation calculée sur la différence entre le cours national et international du tableau, alors que dans son cas, le caractère d’intérêt public de la mesure administrative – le classement monument historique – n’était pas contesté.

L’ingérence sur le droit au respect des biens doit rester une exception
La Cour a évité l’écueil d’une remise en cause frontale de la souveraineté patrimoniale italienne et de la validité des décisions de ses juges. Évacuant le débat sur la propriété, “les circonstances de la cause permettent d’estimer que le requérant était titulaire d’un intérêt patrimonial reconnu en droit italien”, et substituant la notion “d’ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens” à celle d’expropriation, la Cour pouvait se borner à examiner si cette ingérence avait respecté le principe de la légalité et n’était pas arbitraire, puis si elle avait “ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu”.

Elle tranchait l’examen de légalité en faveur de l’Italie, “aucun élément du dossier ne permettant de conclure que les autorités italiennes aient fait une application manifestement erronée, ou aboutissant à des conclusions arbitraires des dispositions” légales, mais assortissait son analyse de considérations sonnant comme autant de mises en garde. Précisant sa lecture de l’article 1 du Protocole additionnel, la Cour semblait affirmer que la souveraineté patrimoniale, qui se traduit par une ingérence sur le droit au respect des biens, doit rester une exception qui ne peut s’exercer que pour cause d’utilité publique, dans les conditions prévues par la loi, qui deviennent ainsi des exigences formelles protectrices de la propriété plutôt que des moyens indirects d’appropriation, et les principes du droit international qui peuvent en limiter l’exercice. Après ces mises au point, dans une considération un peu ambiguë citant la convention Unesco de 1970, la Cour semblait cependant affirmer qu’elle respectait les différentes traditions patrimoniales, qu’elles se rattachent à une histoire artistique nationale ou, universalistes, au désir de faire connaître au public les autres cultures. C’est évidemment dans les optiques ainsi définies que la Cour a finalement tranché l’affaire, globalement en faveur de M. Beyeler. Relevant que la critique italienne sur le manque de transparence d’Ernst Beyeler a “un certain poids”, la Cour soulignait immédiatement “l’attitude tantôt ambiguë, tantôt consentante” des autorités italiennes, et le manque de clarté de la loi qui “a amplifié l’incertitude au préjudice du requérant”. En indiquant que “face à une question d’intérêt général, les pouvoirs publics sont tenus de réagir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence”, la Cour semblait juger à l’inverse l’attitude de l’administration italienne, pour déduire que par leur comportement, les autorités “ont tiré un enrichissement injuste de l’incertitude qui a régné (...) et à laquelle elles ont largement contribué”, et conclure que “indépendamment de la nationalité du requérant, pareil enrichissement n’est pas conforme à l’exigence du juste équilibre (...) la charge disproportionnée et excessive” en résultant pour Ernst Beyeler constituant une violation de l’article 1 du Protocole n° 1.

En conclusion, la Cour a invité le Gouvernement italien et le requérant à trouver un accord dans les six mois, faute de quoi elle mettra en œuvre l’article 41 de la Convention qui lui permet d’accorder à la partie lésée une satisfaction équitable.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°100 du 3 mars 2000, avec le titre suivant : État-collectionneurs : le cauchemar Van Gogh

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