Ventes aux enchères

Enquête

Des millionnaires pour le XVIIIe

Le marché du mobilier d’exception, qui continue à enregistrer des records, est animé par une poignée d’acheteurs.

Il fut un temps, au début du XXe siècle, où afficher son opulence était du meilleur ton, et des collectionneurs dépensaient des fortunes en art décoratif français, depuis les tapisseries et les Sèvres jusqu’aux meubles XVIIIe destinés à la Cour. « Avant la Seconde Guerre mondiale, les objets d’art les plus chers n’étaient pas les tableaux, mais les pièces d’art décoratif estampillées, infiniment mieux appréciées à cette époque », assure Robin Woodhead, directeur de Sotheby’s pour l’Europe et l’Asie.

Les temps ont bien changé. Le meilleur ton d’aujourd’hui, c’est l’art contemporain, qui ne cesse de s’afficher comme le secteur du marché de l’art le plus en expansion. Il serait pourtant prématuré d’éliminer définitivement les arts décoratifs traditionnels, nombre de ventes ayant démontré en 2005 que ce domaine peut encore donner lieu à des adjudications extraordinaires, mais seulement pour les meilleures pièces, et issues de préférence de collections particulières.

En juillet 2005, Christie’s a dispersé la collection d’Antonio Champalimaud, financier portugais aux goûts très conventionnels. Les enchères furent élevées : une commode Louis XVI en ébène et laque à parements de bronze doré, due à l’ébéniste Saunier et jadis possédée par William Beckford et le duc de Buccleuch, a été adjugée 2,4 millions de livres sterling (3,5 millions d’euros), et une paire de chandeliers Louis XVI à cinq branches en bronze doré un million de livres (1,46 million d’euros).

Meubles Boulle
En novembre, Sotheby’s a vendu plus de 650 lots de meubles et objets d’art de la collection du financier disparu Edmond Safra et de sa femme, Lily, longtemps parmi les plus gros collectionneurs d’art décoratif français (qu’ils achetaient à des prix extravagants). Dans cette vente, un bureau plat Louis XVI en ébène accompagné de son cartonnier – peut-être le premier meuble de classement mobile jamais créé –, attribué à Joseph Baumhauer, a été adjugé 4,7 millions de dollars (3,96 millions d’euros).

En décembre, la maison de ventes Artcurial a proposé à Paris un ensemble réduit, mais bien choisi, de meubles de la collection de Jean Rossignol, et a enregistré trois enchères de plus d’un million d’euros. Un bureau Louis XV estampillé Joseph et incrusté de plaques de Sèvres a été acquis 6,8 millions d’euros, six fois son estimation haute. Christie’s a terminé l’année avec la vente Wildenstein, au cours de laquelle cinq meubles Boulle ont dépassé le million d’euros (lire le JdA no 228, 6 janvier 2006).

« Ambiance stimulante »
Qui sont donc ces nouveaux collectionneurs qui reprennent le flambeau du marchand d’armes syrien Akram Ojjeh, du banquier Edmond Safra et du millionnaire iranien Djahanguir Riahi ? Selon les marchands, les collectionneurs privés s’emparent de la quasi-totalité des lots dépassant le million d’euros en vente publique. « Ces acheteurs sont des collectionneurs, les marchands ne peuvent plus acheter en vente publique, affirme Tony Ingrao, marchand à Manhattan. Là, les gens paient beaucoup plus cher qu’en galerie, à cause de l’ambiance stimulante de la salle et du goût pour la compétition de la plupart des enchérisseurs, et les marchands ne tirent aucun profit des salles de ventes. »

Incursions du côté du XIXe
« Ce marché a toujours été restreint, et il n’y a jamais eu plus d’une douzaine de gros acheteurs de mobilier du XVIIIe », assure Bill Pallot, expert de cette période, qui travaille pour le grand marchand parisien Didier Aaron & Cie. Il arrive qu’un grand collectionneur d’art achète une seule pièce de mobilier très coûteuse et revienne ensuite à son domaine de prédilection. Ils sont nombreux aujourd’hui à subir l’influence des décorateurs, et nous n’avons plus de gens achetant exclusivement des pièces du XVIIIe siècle. Ils font des incursions du côté du XIXe, aussi bien que dans d’autres spécialités. » Ainsi, la galerie Didier Aaron & Cie vend annuellement entre cinq et dix pièces dépassant le million de dollars.

Qui peut s’offrir un bureau à un million d’euros ?

- Bruno Eberli : Aussi discret que passionné, ce collectionneur suisse de Sèvres et de mobilier français est l’époux d’une héritière Nestlé. Il passe pour être actuellement l’un des principaux acheteurs sur le marché. - William Iselin : Ce conseiller basé à Paris a acquis pour 1,3 million d’euros un fauteuil par Nicolas Heurtaut, de l’ancienne collection du comte d’Artois, lors de la dispersion Pierrette Cordier chez Sotheby’s France en 2004. Il a également acheté un bureau de Leleu à la vente Agnelli à New York en 2004, ainsi que le bureau adjugé 6,8 millions d’euros à la vente Rossignol, tous deux vraisemblablement pour le compte de Bruno Eberli (lire ci-dessus). - Henry Kravis : Naguère l’un des principaux acheteurs – il avait acquis auprès de la galerie Kugel (Paris) un meuble Boulle ayant appartenu au couturier Hubert de Givenchy –, son goût se serait déplacé du côté de l’Art déco, tout comme celui de la Londonienne Lily Safra (lire ci-contre). - Varouch Manoukian : Installé dans un hôtel particulier à Belgravia, dans le cœur de Londres, cet Arménien achèterait pour le compte de son frère, le financier Bob Manoukian. Parmi ses récentes acquisitions, un lustre en cristal de roche et bronze doré à trente-deux branches acheté 1,3 million d’euros ainsi qu’un bureau plat par Dubois, acquis lors de la vente du baron de Rédé chez Sotheby’s les 16 et 17 mars à Paris (lire le JdA no 212, 1er avril 2005). - Lakshmi Mittal : Magnat indien de l’acier, il est le troisième homme le plus riche du monde en 2005 d’après le magazine Forbes (une fortune estimée à 25 milliards de dollars, soit 20,65 milliards d’euros). Il a organisé les noces de sa fille en France pour un coût de 55 millions de dollars, et il vit à Londres, dans une maison de Kensington Palace Gardens qui lui aurait coûté 70 millions de livres (100 millions d’euros). Son épouse a réalisé de très importants achats de meubles anciens chez des marchands parisiens. - Maryvonne Pinault : L’épouse du propriétaire de Christie’s, François Pinault, collectionne les meubles XVIIIe et n’achète qu’en vente publique. Des marchands parisiens affirment cependant que sa collection est à peu près terminée, et qu’elle n’est disposée à acquérir désormais que des pièces de première importance.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°230 du 3 février 2006, avec le titre suivant : Des millionnaires pour le XVIIIe

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