Delacroix et Baudelaire mènent les enchères

Les grandes ventes de juin à Paris réalisent de bons et très bons résultats dans une ambiance d’avant-crise

Par Éric Tariant · Le Journal des Arts

Le 8 juillet 1998 - 1402 mots

L’adjudication d’un tableau de Delacroix à 51,5 millions de francs, lors des grandes ventes de juin, la plus haute enchère enregistrée à Paris toutes spécialités confondues depuis 1993, constitue un nouveau témoignage de la vigueur du marché de l’art parisien. Une déception cependant avec le retrait d’un tableau de La Tour, mis en vente à Neuilly-sur-Seine.

PARIS - Télévisions et radios avaient fait le déplacement à Neuilly-sur-Seine le 23 juin, pour assister à ce qui devait être pour le marché de l’art français un des grands événements de l’année 1998 : la vente d’un Georges de La Tour, la Madeleine pénitente, dite la Madeleine au livre. Une certaine fébrilité régnait au sein de l’équipe de Me Aguttes lorsque la vacation a débuté dans une salle noire de monde.
Les premiers résultats dépassaient les espérances : un tableau de Giovanni Francesco Penni, La Vierge à l’enfant sur fond feuillagé, estimé 300 à 400 000 francs, partait à 760 000 francs. Mais arrivées au lot numéro 12 – l’œuvre vedette reproduite dans un catalogue spécialement édité pour elle –, les enchères peinaient à dépasser les huit millions, alors que le La Tour était estimé 10 à 12 millions de francs. L’enchère la plus haute, émanant d’un marchand américain, se figeait à 9,3 millions. Faute d’avoir atteint un prix suffisant, Claude Aguttes décidait de retirer le tableau. “Il m’a paru impossible, compte tenu de sa qualité, d’adjuger l’une des quarante œuvres signées Georges de La Tour à moins de 10 millions de francs, bien qu’il n’ait pas été prévu de prix de réserve. Aucun doute n’était né quant à son authenticité. Le rapport d’expertise de David Bull, l’un des meilleurs restaurateurs au monde, était formel”. Cet échec pourrait toutefois s’expliquer par les interrogations de plusieurs historiens de l’art quant à l’attribution, ainsi que par les multiples défauts et manques qui entachaient cette toile, très restaurée et rentoilée. Pour Éric Turquin, “le fait que le tableau était déjà apparu sur le marché, qu’il ait été proposé aux États-Unis pour un prix avoisinant les 3 millions de dollars (environ 18 millions de francs), a également nui à la vente”.

Le lendemain, se tenait à Drouot une autre dispersion de maîtres anciens, organisée cette fois par l’étude Piasa. La pièce vedette était une Nature morte aux plats d’huîtres, écrevisses, olives, châtaignes et confiseries, verres vénitiens et boîtes de copeaux sur un entablement d’Osias Beert, considéré comme le précurseur de la nature morte en Flandres. Provenant de la collection de la princesse von Schwarsenberg, elle était acquise à 4,2 millions de francs par un amateur anglo-saxon. Le Paradis terrestre, de Roelandt Savery, partait à 1 million de francs, tandis qu’une  Scène d’intérieur flamand de David Teniers (1610-1690), estimée 1 à 1,4 million de francs, et un Portrait d’une femme se retournant par Jacopo di Sandro, dit Jacone (1495-1553), estimé 800 000 à 1 million de francs, restaient invendus.

Chez Beaussant-Lefèvre, le 19 juin, une Nature morte au lièvre, perdrix, faisan et accessoires de chasse, exécutée en 1690 par Jan Weenix (1642-1719), s’était vendue 1,6 million de francs, et Cheval gris et lévrier au repos dans un paysage, d’Alfred de Dreux (1810-1860), 1,4 million de francs. Chez Tajan, le clou de la vacation de tableaux anciens du 25 juin était un Canaletto, Vue du Môle depuis le bassin San Marco, estimé 10 à 15 millions de francs, qui a été adjugé 10,5 millions sans les frais à un acheteur étranger. “Il s’agissait d’une œuvre bien conservée, mais appartenant à la période anglaise qui n’est pas la plus intéressante de l’artiste car elle présente un côté répétitif, systématique, explique Éric Turquin. De façon plus générale, on a retrouvé, lors de ces ventes de tableaux anciens de juin, l’ambiance des grands jours, avec souvent cinq ou six enchérisseurs pour une même œuvre”.

Un record pour un Delacroix
Les multiples expositions et publications qui ont salué l’œuvre d’Eugène Delacroix, à l’occasion du bicentenaire de sa naissance, ne sont sans doute pas étrangères au résultat exceptionnel enregistré à Drouot le 19 juin. Collectionneurs et marchands internationaux avaient pris place dans une salle comble pour suivre l’importante vente de tableaux et sculptures des XIXe et XXe siècles dirigée par l’étude Piasa, qui comprenait le Choc de cavaliers arabes peint par Delacroix en 1833-1834, à son retour du Maroc, alors qu’il était âgé de 35 ans. Le tableau a été adjugé à un acheteur américain 46,5 millions de francs (51,5 millions frais compris), pulvérisant son estimation de 8 à 12 millions de francs. Il s’agit là d’un record mondial pour une œuvre de Delacroix. Le précédent remonte au 14 novembre 1989, lorsque Les Natchez s’étaient vendus 5,5 millions de dollars (34,6 millions de francs frais compris) chez Christie’s à New York. C’est aussi la plus haute enchère enregistrée sur le marché français, toutes spécialités confondues, depuis la vente d’un Canaletto à 72,2 millions de francs chez Me Tajan, en décembre 1993.

Du côté des tableaux modernes, Odilon Redon a été plébiscité par les collectionneurs. Trois de ses œuvres provenant de la collection Petiet, également en vente chez Piasa le 19 juin, ont atteint ou dépassé le million de francs, comme ce Profil de femme au voile rose, adjugé 1,9 million de francs, ou Le Centaure aux coquelicots, 1,7 million. Les Pèlerins d’Emmaüs, une œuvre mystique et mystérieuse de Maurice Denis exécutée en 1894, a fait 1,6 million de francs. Un petit tableau d’Eugène Boudin, Crinolines sur la plage de Trouville (15,5 x 25 cm), a trouvé preneur à 1,3 million, et une toile fauve aux dominantes orangées de Louis Valtat (1869-1952), Madame Valtat et son fils à Saint-Raphaël, a doublé son estimation pour atteindre 800 000 francs.

Les 15 et 16 juin, à Drouot Montaigne, Me Francis Briest dispersait plusieurs collections, dont celle de l’industriel Henri Bronne. La vente s’est déroulée devant un large public et a réalisé un produit total de 29,2 millions de francs, frais compris, pour 72 % de lots vendus. L’exposition des œuvres en avant-première, à New York et Zurich, avait permis d’attirer de nombreux d’acheteurs étrangers (américains, suisses, britanniques et néerlandais principalement). La plus belle enchère est revenue à une œuvre de Max Ernst, Les deux colombes, estimée 900 000 à 1,2 million de francs, qui a été adjugée 1,8 million de francs, frais compris. Une aquarelle sur papier de la période bleue de Picasso, Portrait de Julio Gonzalès – un ami sculpteur rencontré à Barcelone qui avait initié Picasso au travail du fer – s’est vendue 1,7 million de francs, et une huile de Matisse, La mer en Corse, le Scoud, exécutée en 1898 alors que, jeune marié, le peintre avait quitté Paris pour se consacrer à son travail, 1,1 million de francs.

Une des pièces les plus importantes présentées par l’étude Dumousset-Debureaux le 17 juin, à l’occasion de la dispersion de la collection Flavian – ancien directeur de la galerie L’Académie –, était un bronze de Camille Claudel, La Joueuse de flûte. Estimé 600 à 800 000 francs, il est parti à 1,5 million de francs.

Un Picabia préempté par le Mnam
Beau résultat encore lors de la vente d’art moderne du 21 juin dirigée par l’étude Calmels, Chambre, Cohen : un tableau de Francis Picabia, Dresseur d’animaux, a fait 5,9 millions de francs sans les frais. De grand format (250 x 200 cm) et d’une grande hardiesse graphique, cette toile peinte en 1923, au moment du déclin du mouvement Dada, a été préemptée par le Musée national d’art moderne/Centre Georges Pompidou. Une œuvre de Sonia Delaunay, Le bal Bullier, représentant le célèbre bal qui réunissait artistes et intellectuels en face de la Closerie des Lilas, à Montparnasse, s’est vendue 1,9 million de francs.

Dans le cadre des ventes de prestige de l’espace Tajan, la dispersion de tableaux et sculptures des XIXe et XXe siècles organisée le 24 juin a vu une toile onirique et pleine de joie de vivre de Marc Chagall, Les souvenirs, s’envoler à 2,8 millions de francs.

Les collectionneurs de livres, manuscrits et autographes étaient venus nombreux lors de la vacation du 17 juin dirigée par l’étude Laurin-Guilloux-Buffetaud. La pièce vedette, un exemplaire des premières épreuves complètes de l’édition originale des Fleurs du Mal comprenant d’importantes corrections autographes de Baudelaire, a été préemptée par la Bibliothèque nationale à 3,2 millions de francs, un record pour une œuvre du poète et le meilleur prix réalisé en vente publique dans le secteur des livres et manuscrits depuis 1990.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°64 du 8 juillet 1998, avec le titre suivant : Delacroix et Baudelaire mènent les enchères

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