Chine : le grand bond du marché

Les maisons de vente aux enchères se multiplient

Par Le Journal des Arts · Le Journal des Arts

Le 1 juin 1996 - 1114 mots

La République populaire de Chine est le dernier Eldorado pour le marché de l’art : \"État-source\" par excellence, la Chine a le potentiel requis pour devenir également un \"État-marché\". J. David Murphy, de la faculté de Droit de l’université de Hong Kong, dresse un panorama des maisons de ventes publiques chinoises, qui se sont multipliées ces dernières années en s’inspirant largement du modèle occidental, et explique pourquoi leur activité ne devrait cesser de se développer à l’avenir.

HONG KONG - Bien que le négoce des biens culturels et artistiques ne soit pas le fer de lance de la conversion spectaculaire de la Chine moderne au capitalisme, les autorités ont parfaitement compris l’importance des revenus potentiels de ce secteur de l’économie. Comme le disait un membre du Bureau politique en 1994, ce secteur d’activité "doit être adapté à la nouvelle donne de l’économie de marché et contribuer à la construction économique".

Le pouvoir d’achat des acheteurs asiatiques sur le marché international de l’art est déjà bien connu, mais les Occidentaux continuent de sous-estimer le pouvoir économique de la nouvelle classe privilégiée des entrepreneurs chinois, particulièrement dans les grandes villes, les régions côtières et les "zones économiques spéciales". La plupart de ces "nouveaux riches" acquièrent des œuvres et des objets d’art en vue de se garantir contre l’inflation.

Ils les considèrent aussi comme des investissements de substitution face à des marchés immobiliers et boursiers de plus en plus réglementés, et  sont ainsi directement à l’origine de l’expansion spectaculaire du commerce de l’art et des antiquités en Chine. Au point que Sotheby’s et Christie’s ont été autorisées à y ouvrir des bureaux de représentation ces trois dernières années. Néanmoins, il est peu vraisemblable qu’elles aient l’autorisation un jour d’organiser des ventes aux enchères dans le pays.

Fille d’un ancien Secrétaire général du PC chinois
Dire que les membres du State Bureau of Cultural Relics (SBCR) et autres fonctionnaires chinois du secteur culturel ont été formés à l’école des maisons de vente internationales est un euphémisme : les Chinois ont sélectionné leurs meilleurs éléments avant de les lancer dans cette nouvelle aventure. Après de petites vacations régionales et le fiasco de la Beijing International Auction en 1992, plusieurs maisons de ventes publi­ques, organisées sur le modèle des grandes sociétés internationales, sont apparues dans les grandes villes.

D’autres sociétés, comme les China Guardian Auctions (Guardian), consortiums de plusieurs maisons de ventes publiques, semblent être quasi indépendantes de l’État et vendent uniquement des objets confiés par les particuliers. Les fonctionnaires des Guardian viennent d’horizons très divers, y compris du Conseil d’État et du SBCR. L’un de leurs vice-présidents n’est autre que la fille d’un ancien Secrétaire général du Parti communiste chinois. Les Guardian n’ont semble-t-il eu aucun complexe à calquer leurs opérations, leurs catalogues, une partie de leurs conditions de vente et, même, leurs estimations sur ceux des principales maisons de vente internationales. Par exemple, tout comme Christie’s Hong Kong, ils excluent expressément de leurs garanties les faux "en relation avec les peintures chinoises", conséquence probable des difficultés rencontrées dans ce domaine.

En principe, le SBCR examine tous les lots destinés à la vente. Les maisons de vente telles que les Guardian indiquent clairement dans leurs catalogues – par un double système d’avertissements imprimés et d’astérisques placés en face des lots – ceux qui ne pourront pas obtenir de licence d’exportation. Mais elles considèrent, apparemment avec l’approbation tacite du SBCR, qu’une fois vendus, le sort des lots est strictement du ressort et de la responsabilité des Douanes chinoises. Cette disposition a son importance : il est bien connu, par exemple, que les rouleaux peints sont faciles à passer en fraude. Certains d’entre eux, récemment achetés aux enchères en Chine, ont d’ailleurs trouvé sans trop de difficultés le chemin de collections étrangères…

Compétition entre les musées
En l’état actuel des choses, le SBCR n’autorise aucune vente aux enchères d’objets mis au jour au cours de fouilles archéologiques, ou appartenant à des collections publiques. Il insiste parfois pour que certains lots figurant dans les catalogues soient accompagnés d’une notice indiquant que seules des institutions ou des entreprises nationales chinoises pourront les acquérir : tel a été le cas, par exemple, pour deux lettres de Sun Yat-Sen, lors d’une vente organisée par les Guardian en novembre 1994. Il en a été de même pour un très rare rouleau peint par le légendaire poète Zhang Xian, datant de la dynastie Song (960-1279), mis en vente par la maison Han Hai, de Pékin, en 1995. À cette occasion, la compétition entre les musées nationaux a été acharnée, et il a fallu vingt-cinq enchères pour que le Musée du Palais à Pékin puisse acquérir l’œuvre, moyennant l’équivalent de 12 millions de francs, une somme que l’agence de presse Xinhua, habituellement mesurée, a qualifiée de "sacré tas d’argent". Ce serait, si la somme a été réellement versée, le prix le plus élevé jamais payé pour une peinture chinoise traditionnelle.

Assouplir les règles du marché
En juin 1995, les grandes maisons de vente de Chine avaient augmenté leur chiffre d’affaires de plus de l’équivalent de 130 millions de francs par rapport à 1994. Han Hai avait vendu pour l’équivalent de 70 millions de francs lors de ses vacations d’avril 1995, avec 93 % des lots dispersés, et la cadence ne faiblit pas. Lors des ventes d’octobre à Pékin, les Guardian ont proposé environ deux cents pièces venues de l’étranger, dont la collection Yeung Wing Tak de peintures Zi Baishi. Les investisseurs japonais ont commencé à faire leur apparition, notamment lors des ventes de sceaux. Han Hai en a récemment offert 1 166 à la vente, dispersés à 80 % pour un total équivalent à 70 millions de francs. Un livre rare, consigné chez Guardian par un collectionneur de Hong Kong, a été acheté par un autre collectionneur d’Asie du Sud-Est, vraisemblablement en vue d’une donation à la Chine, pour l’équivalent de près d’un million de francs, la plus forte adjudication jamais prononcée pour un seul ouvrage.

Le temps pourrait bien venir, et plus tôt qu’on ne croit, où la Chine décidera d’assouplir sa politique d’embargo sur les biens culturels et artistiques et d’élargir les règles du marché de l’art, ne serait-ce que pour s’assurer une meilleure part des bénéfices. Lorsque cela se produira, nul doute que les nouvelles maisons de vente chinoises joueront un rôle de premier plan.

Au moins dix grandes collections devraient quitter Hong Kong pour Singapour avant la rétrocession de l’île à la Chine le 1er juillet 1997. Leurs propriétaires craignent de ne plus pouvoir exporter librement leurs biens une fois l’autorité de Pékin rétablie. Ces collections seraient prêtées au Musée national de Singapour pour des durées allant de deux à cinq ans, a affirmé le Sunday Times.

J. David Murphy est l’auteur de Plunder and Preservation : Cultural Property Law and Practice in the People’s Republic of China, publié en 1995 par Oxford University Press. Cet article reprend les éléments de son article Art Auctions in China, récemment publié dans Art, Antiquity and Law, journal universitaire de l’Institute of Art and Law.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°26 du 1 juin 1996, avec le titre suivant : Chine : le grand bond du marché

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