Bruxelles : Linéart contestée

Le Journal des Arts

Le 1 décembre 1995 - 852 mots

Décembre est traditionnellement le mois de Linéart. elle se tientcomme chaque année au Flanders Expo de Gand, du 1er au 15 décembre, et regroupe des galeries belges spécialisées dans l’art du XXe siècle.

Un nombre croissant de galeries étrangères se joint à la manifestation, qui fait néanmoins l’objet de vives critiques. En cause, la politique menée par les organisateurs, qui ont repoussé la proposition émanant d’associations professionnelles de constituer un comité d’admission qui garantirait le niveau des participations tant belges qu’étrangères. Linéart reste une foire au sens le plus strictement mercantile du terme, sans aucune visée qualitative. Les maisons de réputation internationale se sont donc gardées de participer à cette manifestation toujours en quête de crédibilité.

Du côté des galeries, à Bruxelles, Patrick Derom (1, rue aux Laines 1000 Bruxelles) présente un ensemble d’estampes belges qui fait la part belle aux artistes fin de siècle : Ensor, Khnopff, Lemmen, Rops ou Van Rysselberghe. Parmi ces noms illustres, Jules de Bruycker ne fait pas grise mine avec un ensemble qui témoigne à la fois d’une maîtrise exceptionnelle de l’eau-forte et d’un imaginaire qu’on qualifiait à juste titre de gothique (jusqu’au 30 décembre).

Camille Von Scholz (30, rue Vilain XIII) présente sa dernière exposition. Avant de quitter la Belgique, cette figure atypique du paysage bruxellois offre un ultime regard d’ensemble sur ce qui fut une des caractéristiques de la galerie : la poésie du non-sens. Avec Ben, Corillon, Oppenheim, Topor ou Zush, Camille Von Scholz témoigne une dernière fois de l’esprit d’originalité et de liberté qui a orienté ses choix. Un hommage mérité à lui rendre jusqu’au 27 décembre.

Au Salon d’art (81, rue Hôtel des Monnaies), Anne Dobry présente, jusqu’au 9 décembre, des œuvres qui toutes mettent en œuvre la frénésie et l’hésitation du trait. Qu’il s’agisse de visages ou de portraits, l’artiste opère par coups répétés, comme s’il s’agissait de convaincre le papier. Le blanc rayonne tandis que la ligne s’imprime, hasardeuse.

Christine Colmant (21, place Bruggman) accueille, jusqu’au 16 décembre, une série d’œuvres dont les auteurs sont des enfants du Népal. La magie du dessin d’enfant se double ici d’un regard désespéré porté sur la ville. Ces enfants, venus des quatre coins du Népal, ont abouti sur les trottoirs de Katmandou. Mendicité, prostitution et faim ont été bien souvent leur lot quotidien. Dans cet univers sombre, le dessin apparaît à la fois comme un témoignage et comme un refuge. Réalisés dans le cadre d’une maison d’accueil – le CWIN –, ces dessins trahissent l’innocence perdue. Ils ouvrent aussi une fenêtre sur l’espoir. Celle d’une éducation que la vente de ces dessins rendrait possible. Une initiative chaleureuse à soutenir sans réserve.

Chez d’Huysser (35, place du Grand Sablon 1000 Bruxelles), Filip Denis présente, jusqu’au 10 décembre, un ensemble d’acryliques qui s’arrête sur la magie du quotidien. Les objets rendus monumentaux aspirent à cette stabilité définitive dont le peintre se fait l’écho lorsqu’il se présente : "Je ne lis pas les journaux et je voyage peu.

Aussi je ne m’occupe que des choses qui m’entourent, et je me borne généralement à rester assis dans la cuisine ou dans mon atelier". Hors du monde, Filip Denis donne aux objets – une théière, un clou, un fauteuil ou un poireau – une vocation prophylactique. Ces signes immenses, même si le format des toiles reste intimiste, sont les révélateurs d’un ordre secret. Peindre équivaudrait ainsi à faire le ménage, dans le joyeux brouhaha de la vie domestique, à l’abri du Home sweet home. Malgré les apparences, la facture n’a rien d’agressif. Le néo-impressionnisme de cette figuration n’est qu’illusion. Si la main gravite, si le pinceau se fait rugueux, c’est pour exprimer le rythme de cet espace privilégié qui offre à l’artiste de se reconnaître en traçant le portrait de ces objets sécurisants.

Andréas Müller-Pohle expose, jusqu’au 17 décembre, chez Contre­type (1, avenue de la Jonc­tion 1060 Bruxelles). Ce photographe, né en 1951 et par ailleurs éditeur de la revue European Photography, présente à Bruxelles une large palette de ses recherches ac­tuelles. Le photographe se signale d’emblée par le caractère théorique d’une démarche qui vise à inscrire la photographie là où le réel se dévoile. L’acte photographique est un jeu de transformations qui met en abîme la perception.

Ainsi, avec la série Dacapo I, Müller-Pohle superpose un tirage solarisé à un tirage en noir et blanc. L’objet appréhendé se dévoile alors même qu’il se dérobe, fantomatique, sous l’incandescence de la solarisation. L’artiste joue des cadrages pour perturber l’assurance de l’image. La perception est sans cesse mise en éveil, sans pouvoir compter sur la simple présence de l’objet dans l’espace.

Le mouvement constitue un des instants privilégiés de cette recherche méthodique : le flou emporte alors l’objet entraîné par l’espace mouvant. Ailleurs, Müller-Pohle interroge les modalités d’inscription de l’image : tantôt il gratte le centre de ses négatifs pour interdire à l’œil de se fixer en un foyer, tantôt il laisse les substances chimiques de la pellicule Polaroïd ronger les vues de villes prises à l’occasion de voyages. La technique comme le vocabulaire de la photographie trichent et nous mentent. Müller-Pohle dénonce une illusion qu’il prolonge jusqu’au vertige.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°20 du 1 décembre 1995, avec le titre suivant : Bruxelles : Linéart contestée

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