Art contemporain

Anselm Kiefer, une mine de plomb

Par Henri-François Debailleux · Le Journal des Arts

Le 28 février 2018 - 890 mots

L’ artiste allemand adepte du monumental présente à la galerie Thaddaeus Ropac de Pantin une série d’œuvres chahutées par des coulures de plomb en fusion. Une nouvelle exploration sur le thème de la sédimentation qui rend hommage au philosophe italien Andrea Emo.

Pantin. Il a souvent été dit d’Anselm Kiefer qu’il ne « faisait pas dans la dentelle ». Eh bien cette fois, c’est moins vrai que d’habitude. Pour cette nouvelle exposition à la galerie Thaddaeus Ropac de Pantin, cinq ans après la précédente qui inaugurait ce nouvel espace, l’artiste (né en 1945 en Allemagne, il vit à Paris) a travaillé certaines parties de ses très grands tableaux de façon ajourée, ciselée, crénelée, comme de la dentelle, mais avec du… plomb. On frôle l’oxymore. Ce qui n’a rien d’étonnant pour cet alchimiste, qui a toujours fait du paradoxe et de la dialectique les piliers de sa réflexion.

L’utilisation du plomb n’est pas récente chez Kiefer, qui en a même fait au fil des ans une marque de fabrique, puisqu’elle remonte au début des années 1970. « J’ai découvert le plomb par accident, rappelle-t-il. Les événements importants commencent lorsqu’on est très jeune et enfant, dans mon village, un plombier est venu un jour à la maison réparer une canalisation. Il a enlevé un tuyau que j’ai gardé et qui me fascinait parce que je pouvais le déformer, le dissoudre. » La fuite dans les idées en quelque sorte. Beaucoup plus tard il ira même jusqu’à racheter toutes les plaques (en plomb) de la toiture dégradée du dôme de la cathédrale de Cologne à l’occasion de sa réfection.

Dans cette série d’œuvres, Kiefer précise qu’il a pris le plomb « comme un élément dévastateur, comme un élément de destruction ». Et de fait, il n’y est pas allé de main morte, car non seulement la chape peut recouvrir en plus ou moins grande partie l’image du tableau, mais la matière en fusion, lors de son étalement, a également fait fondre et mêler les couleurs. Au final, chaque toile ressemble à un champ de bataille où la figuration joue à cache-cache avec l’abstraction. Et vice versa. « Ce que j’aime dans l’abstraction, c’est la transition avec la figuration », dit-il. Dans certains cas, les plus réussis, l’évocation d’un paysage prend le pas sur le plomb et se laisse plus facilement reconnaître. Dans d’autres, plus âpres, le plomb submerge le tableau et donne l’impression d’avoir (presque) tout balayé sur son passage. Palimpseste revendiqué par l’artiste, l’image a alors indéniablement du plomb dans l’aile. Ne reste alors que la lumière, celle inhérente au métal et celle qu’il reflète. Et quelques bribes de couleurs qui essayent de s’en sortir. « La couleur est le messager de ce qui est en dessous. Après le déluge, Noé a envoyé un corbeau pour voir si on pouvait sortir », rappelle Kiefer. Au fond, tout semble dépendre du niveau de « désespérance, de désespoir » selon ses propres termes. D’une œuvre à l’autre, le plomb, en effet, découvre ou couvre le paysage (question de point de vue, comme le verre moitié plein ou moitié vide), il le révèle ou le cache dans un mouvement de balancier entre le visible et l’invisible qui, quel que soit son degré, se veut iconoclaste. « Il faut trouver le point de bascule entre un paysage trop beau et sa destruction, car le problème avec la beauté d’un paysage est qu’on peut devenir trop affirmatif. Un paysage, c’est une plaque d’impression de l’histoire, de ce qui a eu lieu là. Il faut faire attention parce que simplement peindre un paysage peut revenir à dire que c’est très beau. » Détruire pour créer ? « J’ai toujours détruit, parce que j’étais choqué par la beauté, répond l’artiste. Lorsque l’on fait quelque chose, on crée aussi la négation de ce que l’on fait. Et puis je détruis aussi, parce que je suis en colère. » Faut-il y voir plus de radicalité ? « Non, car dans les années 1970, j’ai même brûlé des tableaux. Par la suite j’en ai cassés, mis dehors, dégradés, abîmés avec des solutions chimiques. Ce qui est intéressant, c’est le processus, car une œuvre n’est jamais finie. Quand je commence un tableau je ne réfléchis pas, je suis dans la couleur, dans la matière, dans l’action. Ce n’est que dans un second temps que je prends un peu de distance, de recul ».

Composé de dix-huit grandes toiles (6 mètres sur 2,5 mètres et 3,8 mètres sur 2,8 mètres) et trois imposantes vitrines, l’ensemble est titré de façon énigmatique « Für Andrea Emo ». L’artiste, qui a toujours accordé une grande importance à l’écrit (poésie, littérature…) rend ici hommage à ce philosophe italien (1901-1983), peu connu, qu’il a découvert il y a deux ou trois ans. « J’étais stupéfait : sa philosophie, c’est la mienne, mais avec des mots, comme si quelqu’un m’avait donné la forme écrite de ma peinture. Il ne m’a pas inspiré, car j’avais travaillé dans le même sens auparavant, mais il m’a livré la structure intellectuelle de ce que je faisais, comme une révélation. »

Belle réussite alchimique de transmutation du plomb en or, les prix vont de 500 000 à 1,4 million d’euros pour les tableaux et de 500 000 à 900 000 euros pour les vitrines. Mais les œuvres sont immenses et c’est Anselm Kiefer…

 

 

Anselm Kiefer, Für Andrea Emo,

 

 

jusqu’au 31 mai, galerie Thaddaeus Ropac, 69, avenue du général Leclerc, 93 500 Pantin.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°496 du 2 mars 2018, avec le titre suivant : Anselm Kiefer, une mine de plomb

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