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2011, les plaques lithographiques ne sont pas protégeables

Par Pierre Noual, avocat à la cour · Le Journal des Arts

Le 30 octobre 2025 - 940 mots

Les plaques lithographiques d’Alberto Giacometti n’ouvrent pas droit à leur protection par le droit d’auteur.

Borgonovo, 1922. Alberto Giacometti (1901-1966) quitte sa Suisse natale pour Paris. Arrivé en France, il loge dans l’atelier d’Alexandre Archipenko, étudie auprès d’Antoine Bourdelle, visite le Musée du Louvre et fréquente les bordels des quartiers de Montparnasse et de Barbès. Les jambes effilées des prostituées vont probablement œuvrer à la notoriété qu’il va acquérir avec ses statues longilignes d’après-guerre dont le chef-d’œuvre est L’Homme qui marche (1961) bien que son premier prototype soit une Femme qui marche (1932). Célèbre pour ses sculptures, Giacometti a pourtant dédié un important pan de son œuvre aux dessins, eaux-fortes et lithographies qu’il réalise à partir de 1953 en reprenant le thème de la forme humaine qui caractérise son travail sculptural. Pour mener à bien cette entreprise, il s’adresse à l’imprimerie de Fernand Mourlot qui bénéficie d’une solide renommée, d’autant qu’il est le lithographe attitré de Marc Chagall et de Pablo Picasso.

C’est ainsi qu’Alberto exécute en 1954 deux dessins Buste dans l’atelier (voir ill.)et Au café (voir ill.) qui sont reportés sur des plaques de zinc qui servent à tirer les épreuves sur papier. À la suite d’aléas, ces plaques restent chez Mourlot. En 1997, la société Idem acquiert le fonds de commerce de l’imprimerie. Quelle n’est pas sa surprise de découvrir les deux plaques de Giacometti qu’elle s’empresse de céder pour la somme unitaire de 70000 euros à la galerie Moderne qui les confie à la galerie Lazes pour les vendre au prix unitaire de 150 000 euros lors de la foire « Art Paris » ! Heurtée par cette vente, la Fondation Alberto et Annette Giacometti – titulaire d’une partie des droits d’auteur et propriétaire de la plus grande collection de ses créations au monde – fait procéder à la saisie des deux plaques et assigne la galerie Lazes en restitution des plaques ou, à défaut, à la destruction de celles-ci. Pour la Fondation, la commercialisation sans son accord des plaques porte atteinte au droit de divulgation de l’artiste. La question n’est pas évidente : les plaques de zinc utilisées pour la production de lithographies sont-elles des œuvres de l’esprit protégées au titre du droit d’auteur ?

La plaque, un élément uniquement matériel

Le 4 avril 2008, le tribunal de grande instance de Paris donne raison à la Fondation en estimant que « la plaque de zinc constitue l’œuvre elle-même émanant de l’artiste, dès lors que le dessin original y est incorporé ». Mécontente, la galerie Lazes fait appel. Le 26 juin 2009, la cour d’appel de Paris infirme le jugement, car « la plaque de zinc, même si elle conserve la trace de l’œuvre de l’auteur, ne peut être qualifiée d’œuvre de l’esprit ». En somme, la plaque est uniquement un élément matériel : sa commercialisation ou son exposition ne constitue pas une violation du droit de divulgation de l’auteur. Déboutée, la Fondation se pourvoit alors en cassation.

Le 1er décembre 2011, la Cour de cassation approuve l’arrêt d’appel et rejette définitivement la demande de la Fondation. Elle réaffirme que « le procédé de dessin par report sur plaque de zinc exigeait la présence du technicien, avec éventuellement celle de l’auteur si celui-ci voulait suivre les différentes étapes permettant la réalisation de la lithographie, que le passage du dessin effectué par l’artiste sur papier report, par transfert, sur la plaque de zinc et son impression, constituait un travail purement technique qui mettait en jeu le savoir-faire et l’habileté de l’imprimeur, dont dépend la qualité de la lithographie ». Aussi, « même si elle conservait la trace de l’œuvre, la plaque de zinc, simple moyen technique utilisé pour permettre la production des lithographies qui sont seules des œuvres originales, ne pouvait être elle-même qualifiée d’œuvre de l’esprit ». En conséquence, la galerie Lazes est libre de proposer les plaques litigieuses à la vente sans que celle-ci ne porte atteinte droit de divulgation ou à l’intégrité de l’œuvre !

Pourtant, une telle solution ne peut que surprendre. En 1986, la Cour de cassation a pu admettre que les épreuves en bronze réalisées par des techniciens devaient être considérées comme l’œuvre elle-même émanant de la main d’Auguste Rodin. Suivant cette logique, la plaque de zinc aurait dû être considérée comme une œuvre de l’esprit ou a minima comme une reproduction : de facto, la vente des plaques aurait dû entraîner une atteinte au droit moral de l’artiste, car ce dernier n’entendait certainement pas divulguer cette œuvre intermédiaire qui inversait son œuvre et qui n’avait pas vocation à être portée à la connaissance du public.

Afin de pallier cette absence d’originalité, la Fondation soutenait qu’au nom du principe de l’accession à la propriété et de la spécification des articles 565 et 570 du Code civil, il y avait eu création d’une chose d’une nouvelle espèce grâce au travail d’une personne appliqué à une matière appartenant à autrui. Là encore, la Cour de cassation rejette de manière lapidaire la demande de restitution : l’imprimeur en est propriétaire selon les usages de la profession. Là encore, la solution interroge même si, en 2015, la Cour de cassation a pu affirmer, en matière de photographie, que la spécification n’emportait aucune conséquence. En effet, la prise en charge financière du support, par la fabrication, la numérisation ou le paiement, conduit à attribuer la propriété des négatifs ou des fichiers numériques à l’investisseur ; celui-ci étant susceptible d’être condamné en cas d’abus notoire empêchant l’exercice du droit de divulgation par le photographe. Pour autant, le 22 novembre 2024, le tribunal judiciaire de Paris semble avoir ouvert une brèche permettant de contrer cette vision lorsque les artistes ne se seraient pas volontairement dessaisis des œuvres.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°664 du 31 octobre 2025, avec le titre suivant : 2011, les plaques lithographiques ne sont pas protégeables

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