La diffusion d’une œuvre qui apparaît de manière accessoire au sujet traité peut être faite sans le consentement des ayants droit.
Banyuls-sur-Mer, 1944. Aristide Maillol rentre chez lui après avoir rendu visite à Raoul Dufy. La route est glissante, sa voiture dérape et s’écrase contre un arbre. Le sculpteur âgé de 83 ans est emporté le 27 septembre des suites de son accident. La France est orpheline d’un artiste qui a ouvert la voie de la sculpture vers la modernité, comme Paul Cézanne en peinture. Il n’est d’ailleurs pas anodin que son monument à Cézanne (voir ill.)trône depuis 1929 entre deux volées d’escaliers à proximité du Musée de l’Orangerie à Paris.
Désignée comme exécutrice testamentaire par Maillol, sa muse Dina Vierny – de son vrai nom Dina Aïbinder – ne cesse de promouvoir l’œuvre du « nabi à la barbe rutilante ». Face à l’état de dégradation de ce monument en marbre rose du Canigou, elle propose de faire couler un plomb pour assurer la pérennité de cette sculpture. Son projet est soutenu par le directeur du Musée d’Art moderne de Paris Jean Cassou – révoqué de son poste par le régime de Vichy, il s’est engagé dans la Résistance. Afin d’accélérer le projet, Dina sollicite un entretien avec André Malraux. Pour le tout nouveau ministre des Affaires culturelles, la solution est simple : « Vous me donnez l’œuvre, je vous donne les Tuileries ! » Après négociations, ceux-ci décident de rehausser le jardin du Carrousel, à l’est du jardin des Tuileries à Paris, avec 18 œuvres monumentales en bronze et en plomb dont 15 sont données par la muse et par Lucien, fils unique de Maillol (même si les fontes restent aux frais de l’État).
En 1990, la société de télévision Antenne 2, par la suite renommée France 2, diffuse l’émission « Chefs-d’œuvre en péril » consacrée au jardin des Tuileries. À cette occasion sont montrées les statues de Maillol sans qu’une autorisation préalable des ayants droit n’ait été sollicitée. La Société de la propriété artistique des dessins et modèles (Spadem) – dissoute en 1995, à la suite du départ de la succession de Pablo Picasso – demande alors une redevance à Antenne 2 d’un montant de 5 166 francs (1 330 euros). La chaîne refuse car les œuvres de Maillol sont exposées en permanence dans l’espace public et invoque la « théorie de l’accessoire » qui permettrait à une œuvre apparaissant de manière accessoire au sujet traité d’être diffusée sans le consentement de son auteur. Cependant cette théorie ne dispose d’aucun fondement légal ! La question posée aux juges est importante : la représentation télévisuelle d’une œuvre d’art située dans un lieu public est-elle libre si elle ne constitue qu’un accessoire du sujet du reportage ?
Le 16 octobre 1991, le tribunal de grande instance de Paris répond par l’affirmative et donne raison à Antenne 2 en se fondant sur le fait que les sculptures litigieuses étaient situées sur le domaine public et constituaient un élément accessoire au sujet principal. Loin d’être abattue, la Spadem fait appel. Le 27 octobre 1992, la cour d’appel de Paris infirme le jugement. Elle constate l’inexistence d’une exception légale et condamne Antenne 2 à payer la redevance ainsi que des dommages et intérêts. La chaîne se pourvoit en cassation. Le 4 juillet 1995, la Cour de cassation confirme l’arrêt car la « représentation d’une œuvre située dans un lieu public n’est licite que lorsqu’elle est accessoire par rapport au sujet principal représenté ou traité ». Aussi, « filmées intégralement et en gros plan ce qui ne s’imposait pas compte tenu du sujet traité les sculptures avaient été volontairement présentées pour elles-mêmes ». Antenne 2 est donc renvoyée au paiement de la redevance.
Cette construction prétorienne est rapidement jugée audacieuse par la doctrine en ce qu’elle reviendrait à admettre, implicitement, une véritable exception au monopole du droit de l’artiste. Pour autant cette « théorie de l’accessoire » serait hors de l’emprise du droit d’auteur en raison de son caractère accessoire. Si le sujet poursuivi par l’image est l’œuvre elle-même, sa reproduction sans l’autorisation de son auteur sera illicite. En revanche, si le sujet poursuivi par l’image est autre que l’œuvre elle-même, la reproduction sera licite à condition qu’elle soit fortuite ou inévitable. C’est ainsi que la Cour de cassation a pu débouter, en 2005, l’action en contrefaçon intentée par Daniel Buren et Christian Devret puisque l’œuvre qu’il avait conçue pour le réaménagement de la place des Terreaux à Lyon se fondait dans l’ensemble architectural de la place dont elle constituait un simple élément et sa reproduction était inévitable.
Cette bizarrerie juridique du droit français aurait dû être corrigée par la transposition d’une directive de l’Union européenne de 2001 imposant une liste restrictive d’exception au droit d’auteur et notamment pour les œuvres « réalisées pour être placées en permanence dans des lieux publics ». Or la France a « oublié » d’intégrer cette exception à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle. La loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique a donc tenté de corriger ce problème par l’introduction de l’« exception de panorama » afin de mettre en échec le droit d’auteur lors de la reproduction en arrière-plan d’œuvres architecturales et de sculptures présentes sur la voie publique, excluant de facto les œuvres d’art (article L. 122-5, 11°, du Code de la propriété intellectuelle). En 2023, la cour d’appel de Paris a d’ailleurs pu refuser le bénéfice de cette exception à Jean-Luc Mélenchon qui avait reproduit dans un de ses clips de campagne la fresque de Marianne asiatique de Combo. On devine alors toute la portée pratique de la théorie de l’accessoire !
Par la petite lorgnette du droit, Maillol a participé du maintien d’une étrangeté juridique à laquelle le lecteur songera lorsqu’il empruntera la rue Grenelle pour se rendre au Musée Maillol, fondé par Dina en 1995. Galeriste mais aussi collectionneuse d’art moderne, Dina Vierny a démontré la nécessité de défendre coûte que coûte l’œuvre du sculpteur.
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1992 : « l’accessoire », une exception au droit d’auteur
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°656 du 23 mai 2025, avec le titre suivant : 1992 : « l’accessoire », une exception au droit d’auteur






