La dernière folie des Agnelli

L'ŒIL

Le 1 novembre 2002 - 1253 mots

Le Lingotto, ancienne usine Fiat au Sud de Turin, mythique pour sa piste
d’essai automobile située au sommet de l’édifice, est un complexe culturel et commercial depuis les années 80. Une pinacothèque, dont l’architecture aérienne est signée Renzo Piano, vient d’ouvrir au public, abritant 25 chefs-d’œuvre de la collection Agnelli. Retour sur une reconversion étonnante.

Turin, cité-mère de l’Arte Povera, s’ouvre depuis quelques années à l’art le plus actuel en multipliant toutes sortes d’événements culturels. Chaque automne des artistes sont invités à intervenir dans la ville pour une manifestation appelée « Luci d’Artista ». En septembre dernier, la Fondation Sandretto Re Rebaudengo, située dans le quartier San Paolo, sur une zone précédemment industrielle, a ouvert ses portes avec une exposition dédiée à la jeune création italienne et déjà sa fondatrice, la dynamique Patrizia Re Rebaudengo imagine l’ouverture de nombreuses galeries d’art aux alentours, un peu comme à Paris, rue Louise Weiss.
Non loin de là, avait lieu l’inauguration de la Pinacothèque des Agnelli. En effet, une soucoupe volante semblait s’être posée au sommet du Lingotto, ancienne usine Fiat, située au Sud de Turin. Cette architecture aérienne et gracile, faite de verre et d’acier, est née de l’imagination de l’un des architectes majeurs de la seconde moitié du XXe siècle, Renzo Piano, qui manifestement s’est fait plaisir en concevant cette petite structure muséale. Elle abrite 25 chefs-d’œuvre issus de la collection de Giovanni et Marella Agnelli dont quatre superbes vedute de Canaletto, deux Bellotto, sept toiles de Matisse, deux Picasso, des toiles futuristes de Balla, Severini, etc. Ce singulier rajout se développe verticalement sur six niveaux et dispose d’une superficie totale d’environ 2 800 m2. C’est le dernier étage, appelé le « Scrigno », (L’Ecrin), qui abrite la collection permanente. Les espaces inférieurs accueillent des expositions temporaires, un workshop, un centre d’art didactique et divers bureaux. L’originalité première de cette architecture réside dans son grand toit de verre qui fonctionne comme un puits de lumière. Une structure en acier, constituée d’ailettes de verre dépoli qui filtrent les rayons du soleil, la surmonte. La Pinacothèque repose uniquement sur quatre fins supports d’acier, si bien que de loin on a l’impression qu’elle ne touche pas le sol. La toiture de métal et de verre semble elle aussi très aérienne, prête à s’envoler au moindre coup de vent. Lors de la conférence de presse inaugurale, le petit-fils de Giovanni Agnelli est revenu à plusieurs reprises sur la passion de son grand-père pour l’art qui l’a conduit à constituer une collection exceptionnelle, sur son attachement au Lingotto dont la renaissance a été un projet qui lui a profondément tenu à cœur. Giovanni Agnelli, bien connu de Pierre Rosenberg pour avoir fait partie pendant plusieurs années du conseil d’aministration du Louvre, déclare avoir voulu offrir à ses concitoyens « le plaisir, la beauté et la joie ». Une question demeure cependant en suspend. Pourquoi avoir choisi de placer cette collection de tableaux au sommet du Lingotto ? Quel est donc l’historique de cet édifice en chantier depuis vingt ans ?

Une piste d’essai qui flirte avec les cieux

Le Lingotto, première grande usine Fiat destinée à la production d’automobiles, a été réalisé entre 1917 et 1920 sur les plans de l’architecte Giacomo Matté Trucco. Il comprend un bâtiment qui s’étire sur 500 mètres dont la principale particularité est d’être coiffé d’une piste d’essai pour les automobiles, située à 28 mètres du sol ! Deux lignes droites, d’une longueur de 443 mètres chacune, raccordées par des tournants paraboliques, forment une piste-toiture qui flirte avec les cieux et les collines avoisinantes, si caractéristiques de Turin. D’un relief plastique exceptionnel, elle a été conçue pour une vitesse de 90 kilomètres à l’heure. Deux rampes en hélice, aux extrémités Nord et Sud des corps longs, étaient utilisées pour l’accés des voitures sur la piste d’essai, achevant ainsi à l’intérieur même de l’usine le cycle complet de leur réalisation. La rampe Sud, réalisée par Vittorio Bonadé Bottino en 1925, est aujourd’hui encore utilisée pour le passage des automobiles, alors que la rampe Nord est exclusivement piétonne.  Ce lieu, avant même d’être achevé, nourrit l’imagination de la société italienne mais aussi des étrangers. Le Corbusier, dans son ouvrage intitulé Vers une architecture, le définit comme « certainement l’un des spectacles les plus impressionnants fournis par l’industrie... ». Lieu de travail, il devient très vite pourtant le symbole d’une Italie industrielle qui a du mal à décoller. En effet, avant même la Seconde Guerre mondiale, l’usine est jugée obsolète et anti-économique avec ses ateliers de productions répartis sur plusieurs étages – elle restera pourtant active jusqu’en 1982. A la fin des années 70, l’on songe déjà à une reconversion. Giovanni Agnelli et Cesare Romiti y croient fermement. 20 architectes, parmi les plus réputés du monde, sont appelés à plancher sur ce projet. En mars 1985, le Conseil communal de Turin charge Giuseppe de Rita, Roberto Guiducci et Renzo Piano d’élaborer un plan de faisabilité pour le remploi de l’édifice. Turin connaît durant cette période une crise et un processus de réorganisation industriels profonds. Un nouveau plan régulateur de la ville est confié à l’étude Vittorio Gregotti en 1986, l’année où Fiat confie à Renzo Piano la charge du projet architectonique du nouveau Lingotto.

Le Lingotto, revu et corrigé par Renzo Piano
Restructuration, restauration, innovation, ce bâtiment qui a été la plus grande usine européenne de production en série devient sous la houlette de Renzo Piano un complexe culturel et commercial. Il se dote au fil des ans d’un grand centre de congrès, d’un auditorium aux faux airs d’Opéra Bastille, d’une zone de 90 000 m2 réservée aux foires et expositions, d’un cinéma Pathé multiplex, d’un centre d’affaires, englobe une partie des départements scientifiques de l’université de Turin, comprend un hôtel ainsi qu’une grande galerie commerciale. Sur la piste d’essai, une salle de réunion de prestige toute en verre est érigée, ainsi qu’un héliport, qui semblent tout droit sortis du dernier James Bond.
Entre 1986 et 1991, alors que le chantier prend son essor, le Lingotto connaît une saison culturelle intense. Dans l’ancien Centre presses, devenu aujourd’hui Centre de congrès, ont lieu des concerts dirigés par Luciano Berio et Claudio Abbado et des représentations théâtrales sous la direction de Luca Ronconi, dont Les derniers jours de l’humanité de Karl Kraus. Dans les ateliers, l’exposition « Art russe et soviétique 1870-1930 » ouvre en juin 1989, suivie trois ans plus tard par celle portant sur « L’Art américain 1930-1970 ». Le siège de la Palazzina Uffici accueille les expositions sur l’architecture et l’urbanisme de Turin et celle sur « Andy Warhol. Les premiers succès à New York 1946-1962 ». L’auditorium, dédié au sénateur Giovanni Agnelli, fondateur de Fiat (1866-1945), a été conçu en collaboration avec Helmut Müller pour l’acoustique. Il est inauguré en mai 1994 avec un concert de la Berliner Philharmonisches Orchester, dirigée par Claudio Abbado, qui exécute la Symphonie n°9 de Gustav Mahler. La Pinacothèque, enfin, a été voulue, comme tout le reste d’ailleurs, par Agnelli pour redynamiser cette zone cruciale pour la ville de Turin. Elle a été pensée par Renzo Piano comme un instrument didactique pour les jeunes. Un souhait qui fait sourire Giovanni Agnelli. Selon lui, la passion pour l’art croît avec la maturité. Au cours de ses fréquentes visites de musées, il s’est fait quelquefois aborder par des jeunes, tous lui ont posé des questions sur la Juventus, aucun sur ses tableaux...

- TURIN, Pinacoteca Giovanni e Marella Agnelli, Lingotto, via Nizza 230, tél. 011/0062008, cat. éd. Bompiani Arte, 130 p., 35 euros.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°541 du 1 novembre 2002, avec le titre suivant : La dernière folie des Agnelli

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