Art contemporain

Marina Abramović, artiste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 17 mars 2009 - 1506 mots

Depuis les années 1970 jusqu’à son projet d’institut à Hudson, près de New York, Marina Abramović ne cesse de réactiver le champ de la performance. Portrait d’une passeuse.

Qui a peur du Body Art ? Sans doute pas ceux qui connaissent Marina Abramovic. Celle-ci défie les clichés tournant autour de dermes cabossés et esprits chahutés. Cette sexagénaire resplendissante entretient son corps telle une athlète de haut niveau. D’après certains médecins, ses organes seraient aussi élastiques que ceux d’une femme de 35 ans ! « Elle devient de plus en plus jeune, comme une machine à remonter le temps, s’étonne Hans Ulrich Obrist, codirecteur de la Serpentine Gallery, à Londres. Les artistes ont parfois des épiphanies. Elle est une machine à épiphanies ! » Depuis plus de trente ans, Abramovic ne cesse de réactiver le champ de la performance, que d’aucuns croient daté. « La performance, c’est comme un phénix, indique-t-elle. Dans les années 1970, on la voyait partout, avant qu’elle ne disparaisse la décennie suivante. Puis cela revient par des voies détournées, par le biais de la danse. »

Si la vie était un roman, celle de Marina Abramovic serait une vraie saga. Le point de départ ? Belgrade, entre des parents héros de guerre et une grand-mère dévote. Deux points de vue antagonistes sur le monde qui lui inculqueront les valeurs de sacrifice et d’héroïsme, mais aussi de rituel et de spiritualité. Pierre angulaire de son travail, la discipline est ancrée dans le terreau familial. Ainsi jusqu’à l’âge de 29 ans, Marina Abramovic ne pouvait réaliser ses performances qu’avant vingt-deux heures, horaire du couvre-feu maternel ! « Ma mère me réveillait au milieu de la nuit si mon lit était défait, se souvient l’artiste. Elle ne se plaignait jamais, n’admettait pas la douleur. Dans toute ma vie, j’ai fait des performances même lorsque j’étais malade. » Tout autant que ces principes spartiates, la culture lui fut infusée au biberon. À l’âge de 12 ans, Abramovic peint ses rêves, puis des accidents de camions avant de se fixer sur les nuages. C’est en voyant les lignes tracées par des avions de chasse dans le ciel qu’elle s’affranchit de la seconde dimension.

Expériences limites
En 1968, elle commencera à travailler le son, avant d’utiliser son corps comme outil. En repoussant les limites de l’endurance physique, elle cherchera à atteindre des états psychiques extrêmes. Loin du côté Grand Guignol de certains happenings, les performances d’Abramovic échappent aussi au manifeste féministe. « Gina Pane [lire p. 12] était plus actionniste, morbide, plus terrienne et littérale, tandis que Joan Jonas est plus discursive, observe Jan Hoet, directeur de MARTa Herford en Allemagne. Marina est transcendantale, elle élève l’esprit. » Son besoin de spiritualité la conduit vers les pratiques ascétiques, les prières bouddhiques tibétaines et les rituels aborigènes. Cette curiosité fera d’elle un complice naturel de Jean-Hubert Martin pour le commissariat de l’exposition des « Magiciens de la Terre », à Paris en 1989. Ses propres racines sont aussi perceptibles dans son travail. Ainsi, lors de la performance Balkan Baroque en 1997 à la Biennale de Venise, elle apparaît assise au milieu de 1 500 os enrobés de chairs qu’elle nettoie en fredonnant des chants populaires. Abramovic n’hésite pas non plus à invoquer d’autres disciplines comme les mathématiques ou les sciences. « Ce qui l’intéresse dans les sciences, c’est l’intelligence qui pousse une quête le plus loin possible, précise le galeriste parisien Serge Le Borgne. Pour elle, c’est une performance que de passer sa vie à chercher une chose. »

Bien que l’artiste se soit taillé un nom, c’est avec Frank Uwe Laysiepen, alias Ulay, qu’elle a réalisé certaines de ses expériences les plus troublantes. Leur relation sera aussi gémellaire que symbiotique. « Ils sont nés tous les deux un 30 novembre, rappelle l’historienne de l’art Kristine Stiles. Ils se sentaient liés l’un à l’autre d’une façon organique qui semblait les unir dans et au-delà de la mort. » Cette fusion se lit dans Light/Dark (1977), performance au cours de laquelle les deux protagonistes se giflent mutuellement. Idem dans Point of Contact lorsque, une heure durant, ils pointent leurs index l’un vers l’autre sans jamais se toucher. Dans Rest Energy (1980), la tension grimpe de plusieurs crans : Abramovic garde pendant quatre minutes un arc tendu tandis qu’Ulay retient de sa main la flèche empoisonnée pointée vers le cœur de sa partenaire.

En 1988, la performance The Lovers signe la fin de leur compagnonnage. Ils marchent sur la Grande Muraille de Chine dans des directions opposées, se retrouvent pour finalement se séparer. La rupture rend manifeste le rôle de chacun. « On avait l’impression au départ que c’était Ulay le moteur, la personnalité la plus forte, mais les choses se sont inversées depuis leur séparation. Ulay s’est effacé », remarque Jean-Hubert Martin. D’après certains observateurs, Marina avait plus de résistance à la douleur qu’Ulay. « Dans notre vie, nos deux plus grandes craintes sont la douleur et la mort, glisse l’intéressée. Il faut s’y confronter. Moi, je les mets en scène. L’énergie du public me donne celle d’affronter la douleur. Si je peux la supporter, il le peut aussi. Je deviens un miroir pour l’audience, un médiateur. »

« Des pièces plus rudes »
L’aspect « risque-douleur » s’est estompé avec le temps. Ses performances sont plus espacées qu’avant, mais plus longues, tendues et concentrées. Pour son exposition au Museum of Modern Art (MoMA) à New York en 2010, Abramovic prévoit huit heures de performances quotidiennes sous ce titre évocateur : « Marina Abramovic, the artist is present. » « Je peux faire des pièces plus rudes aujourd’hui, confie-t-elle. Je suis plus préparée mentalement. Rester assise douze heures de suite, c’est plus compliqué que faire de l’actionnisme. » Cette dilatation temporelle s’impose au public, qu’elle prend en charge en véritable instructeur. Ainsi l’été prochain à Manchester, en Angleterre (où elle invite treize artistes à jouer cinq heures par jour pendant dix-sept jours) : elle préparera mentalement les spectateurs en leur proposant une heure d’exercice respiratoire. Ces derniers devront aussi signer un accord selon lequel ils ne quitteront pas la salle cinq heures durant. Cornaqué, le public n’en est pas moins envoûté. « Dès que Marina entre en scène, elle a la force de capter le moment, une énergie se dégage d’elle, s’enflamme Jan Hoet. Face à ses performances, je suis comme devant Suzanne et les Vieillards. Il y a un érotisme qui donne un désir de participation. »

Réincarner la performance
Avec le temps, Abramovic n’a-t-elle pas cédé à une trop grande théâtralité ? Car c’est bien sur une scène de théâtre qu’elle joue et rejoue sa fameuse Biography, entamée après sa séparation d’avec Ulay. « Elle a un côté diva d’opéra, elle aime le spectacle, l’audience, un théâtre à la Artaud », admet Jean-Hubert Martin. Aux planches elle emprunte aussi la notion de réinterprétation et de partition, puisqu’elle rejoue ses propres performances et celles de ses confrères. Ainsi dans le programme « Seven Easy Pieces », présenté au Solomon R.  Guggenheim de New York en 2005, reprend-elle la partition du lièvre mort de Joseph Beuys. En laissant d’autres créateurs jouer ses propres performances, elle met aussi son ego en sourdine. Cette réactualisation d’une pratique éphémère lui a souvent été reprochée. Ses détracteurs y voient une nostalgie « archéologique », presque historiciste. « Autrefois on pensait que la performance était liée à l’histoire de l’individu qui la pratiquait. On ne pouvait pas s’en emparer, sauf sur le mode de la parodie, observe le commissaire d’exposition Jean de Loisy. Marina montre que ce n’est pas juste un spectacle qui peut être partagé, mais une incarnation. Elle rend actif un corpus qui aurait pu rester livresque. » Et ce scrupuleusement, en sollicitant l’autorisation de l’artiste ou de ses ayants droit. C’est dans cet esprit de médiation qu’elle ouvrira en 2012 un institut dédié à la performance, dans un ancien théâtre d’Hudson, près de New York. « Ce ne sera pas un lieu d’exposition, ni un mausolée à sa gloire », précise Serge Le Borgne, impliqué dans la gestation de ce projet. Contrairement à de nombreux autres centres dédiés à cette pratique, celui-ci ne prendra en compte que les performances longues.

Cette aptitude à passer le témoin se retrouve aussi dans les anciens séminaires d’Abramovic à la Hochschule für Bildende Kunst de Braunschweig, en Allemagne. « Elle n’est pas juste dans la transmission comme Beuys, mais dans une réciprocité, insiste Hans Ulrich Obrist. Elle fonctionne sur l’échange, selon un système très ouvert. Elle prend en compte le devenir de cette pratique. » Et s’interroge sur la finalité de l’artiste. « Quelle est la raison d’être d’un artiste ? D’être un serviteur, martèle-t-elle. Vendre, réussir, ne sont que des effets secondaires. »

Marina Abramovic en dates

1946 Naissance à Belgrade (ex-Yougoslavie).
1976 Début de son travail avec Ulay.
1989 Séparation d’avec Ulay.
1993 Première performance de The Biography.
2009 Exposition « Irrésistible », jusqu’au 30 avril à la galerie Serge Le Borgne, à Paris.
2010 Exposition au Museum of Modern Art (MoMA) de New York.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°299 du 20 mars 2009, avec le titre suivant : Marina Abramovic, artiste

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