Royaume-Uni - Art contemporain

Abramović, la performance à l’épreuve du temps

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 23 novembre 2023 - 969 mots

LONDRES / ROYAUME-UNI

La Royal Academy de Londres revient sur cinquante ans de carrière d’une artiste qui s’est placée au centre de sa pratique, aujourd’hui aux forts accents messianiques.

Marina Abramović - Photo Manfred Werner, 2012 - CC BY-SA 3.0 DEED
Marina Abramović.
Photo Manfred Werner, 2012

Londres. La Royal Academy accueille une rétrospective de Marina Abramovic (née en 1946 à Belgrade, Serbie) appelée à voyager ensuite pendant un an, du Stedelijk Museum d’Amsterdam au Kunstforum Wien en Autriche. C’est la première fois en Europe qu’une exposition est consacrée au parcours de cette pionnière de la performance. C’est également la première fois que la discipline fait son entrée à la Royal Academy. Cette double primeur est d’autant plus intéressante qu’elle permet d’apprécier ce qu’il advient d’un corpus performatif lorsque celui-ci est réactivé par d’autres que l’artiste, ici à son initiative (une quarantaine de performeurs sont mobilisés). Pas question pour Marina Abramovic de se mettre à nouveau en jeu, voire en danger physiquement. D’autant qu’elle a, ces derniers mois, été malade au point de frôler la mort, comme elle l’explique lors de la conférence de presse.« Je ne veux pas me répéter », ajoute-t-elle, en annonçant qu’elle envisage cependant d’intervenir, au cours de l’exposition, sans doute dans la cour intérieure du musée.

La tension a disparu

Expériences des limites, de la douleur et de l’endurance, les premières performances des années 1970 sont documentées par des vidéos et des photographies. Plusieurs d’entre elles sont réalisées avec son alter ego à partir de 1975, Ulay (Frank Uwe Laysiepen, né en Allemagne en 1943, mort en Slovénie en 2020). La tension et la confiance qui se lit dans le regard des deux artistes, par exemple lorsque chacun d’eux est placé de part et d’autre d’un arc armé d’une flèche prête à être décochée dans le cœur de Marina, ne relève pas du protocole (Rest Energy, 1980). Et c’est peut-être cette tension qui manque à la réplique, près de cinquante ans plus tard, d’Imponderabilia (1977), l’une des pièces phares du parcours. Un homme et une femme, nus, se tiennent debout face à face dans l’encadrement d’une porte, isolés du reste du monde par leur concentration alors qu’ils se regardent les yeux dans les yeux. Le public peut s’il le souhaite franchir le seuil en s’interposant entre eux, au risque évidemment de ressentir le contact de leurs corps. Une gêne peut s’ensuivre. Pourtant la proposition a perdu, avec le temps, un peu de son principe actif. D’une part, sans doute, parce que l’on s’effarouche moins de la nudité. Celle-ci a été beaucoup vue sur scène, notamment dans le spectacle vivant contemporain, mais aussi sur toutes sortes d’écrans. Dépourvue de toute charge érotique et réduite à la plasticité sculpturale de deux corps jeunes en pleine santé, elle n’a plus rien de scandaleux. Il y manque aussi cette tension qui existait entre Marina et Ulay, cette « psychodynamique » si particulière. De leur couple symbiotique et de leur duo artistique, Ulay déclarait, des années plus tard : « Nous nous sentions comme si nous étions trois : une femme et un homme ensemble qui généraient quelque chose que nous appelions le troisième. Notre travail était le troisième. » (Ulay dans un entretien avec Alessandro Cassin cité dans le catalogue). En dehors de son contexte, Imponderabilia a perdu de sa force, mais à une époque où les interdits rétrogrades menacent, il n’est pas non plus anodin d’inscrire la nudité dans l’espace public d’une institution, en rendant tangible le respect qu’elle implique.

L’exposition est découpée en dix chapitres thématiques. Le premier, « Public participation », montre le visage démultiplié et impassible de l’artiste face aux portraits de dizaines d’anonymes, quelques-uns paraissant bouleversés, ayant pris part à sa célèbre performance au MoMA – pour laquelle elle s’imposa de rester assise pendant les heures d’ouverture de son exposition, un siège en vis-à-vis invitant individuellement les visiteurs à lui faire face en silence (The Artist is Present, 2010). En conclusion, Luminosity reprend The House with the Ocean View, performée en 2002 dans la galerie de Sean Kelly à New York. Comme un décor de théâtre, une « maison » divisée en trois sections de vie sert d’habitat à l’artiste pendant douze jours d’un jeûne strict où chacune de ses actions, ritualisée, se donne à voir en public. Trois échelles, dont chaque échelon est une lame, sont adossées à cette installation, en interdisant ainsi symboliquement l’accès.

Abramovic en gourou

Le pivot de l’exposition est sans doute le film de la marche de 90 jours le long de la Muraille de Chine qui conduit à la séparation d’avec Ulay (The Lovers, The Great Wall Walk, 1988). À partir de ce moment, Marina Abramovic poursuit une carrière en solo qui prend l’allure d’une ascension vers la gloire. La dimension messianique de son roman personnel – de la mortification à l’accès à un statut de gourou – est clairement suggérée, en particulier dans la salle qui rassemble les quatre croix à son effigie, dans une version sainte et satanique d’elle-même (Four Crosses, 2019). Ce culte de la personnalité peut d’ailleurs sembler excessivement et complaisamment scénographié, fût-ce au second degré, mais il est difficile d’en faire abstraction. Ce qui frappe également dans cette seconde partie, c’est la place que prennent les objets. Jusque-là, ces derniers étaient essentiellement des accessoires performatifs : ciseaux, couteaux (Rhythm 10, 1973), rasoirs (Lips of Thomas, 1975)… En 1989, pour sa première exposition personnelle à la galerie Victoria Miro, à Londres, Abramovic employait les termes d’« objets transitoires ». Les pierres (quartz rose, améthyste, cristal…) deviennent omniprésentes tandis que son travail évolue vers une forme plus sculpturale, comme avec ce portail constitué de cristaux (sélénite) qui figure, de façon assez littérale, la possibilité d’un franchissement spirituel (Portal, 2022). Plus Marina Abramovic s’éloigne d’un art corporel, plus la matérialité de son travail apparaît, alors même qu’il se met paradoxalement au service d’une énergie invisible. Il y a, là aussi, une forme de limite qui ne peut manifestement pas être dépassée en dehors de la présence de l’artiste.

Marina Abramovic,
jusqu’au 1er janvier 2024, Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, Londres.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°621 du 17 novembre 2023, avec le titre suivant : Abramovic, la performance à l’épreuve du temps

Tous les articles dans Expositions

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque