Les utopies dans tous leurs états

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 31 mars 2000 - 1567 mots

De Platon à Ernst Bloch, de L’Apocalypse de Jean aux multiples avatars du socialisme, l’idée d’un monde meilleur n’a cessé de hanter la philosophie et la littérature pour constituer un immense corpus que l’exposition de la Bibliothèque nationale de France explore dans toutes ses contradictions. Si l’architecture a très tôt constitué le prolongement naturel de la tradition, essentiellement livresque, de l’utopie, l’art en a donné des traductions parfois hasardeuses, avant que les avant-gardes n’en fassent leur modèle théorique.

L’idée d’utopie est sans doute aussi ancienne que le langage : les moyens de décrire le monde et ses imperfections donnent simultanément ceux d’en imaginer un autre. Quelque part ou nulle part, dans un temps indéfini, l’utopie projette un monde construit de main d’homme qui puisse se rapprocher d’aussi près que possible du Paradis à jamais perdu depuis la chute d’Adam. La République de Platon, son Critias inachevé, L’Apocalypse de Jean, qui s’achève sur la promesse de la nouvelle Jérusalem, La Cité de Dieu de Saint Augustin, parmi d’autres, marquent les origines d’une pensée visionnaire qui n’entend pas rester lettre morte mais se donne au contraire les moyens de convaincre ses lecteurs du caractère à la fois nécessaire et plausible du changement. Plusieurs fois millénaire, cette pensée, au croisement du théologique et du politique, ne reçoit son nom qu’à la Renaissance, en 1516, lorsque Thomas More, alors au service du roi d’Angleterre Henri VIII, publie sur les instances d’Érasme son Utopie, Traité de la meilleure forme de gouvernement. Le néologisme (du grec ou-topos, littéralement “privé de lieu”) va connaître une extraordinaire fortune sous les effets conjugués de la conquête de l’Amérique, qui favorise les innombrables fictions du “nouveau monde”, et de la Réforme, qui s’insinue dans les débats métaphysiques et politiques, et va pour des siècles cristalliser les passions intellectuelles. L’essai de More, qui connut un immense succès, conditionnera la forme de ce qui va devenir un véritable genre.

Le texte de L’Utopie se divise en deux parties : la première est une critique sans concession d’une société européenne que l’auteur a pu observer de près au cours de ses missions en Angleterre et à l’étranger, la seconde une description minutieuse de la République d’Utopie. Ces deux versants, analytique et imaginaire, fondent un modèle auquel vont obéir ses successeurs. Car, en dépit de la dimension fictive de l’île idéale, dont l’auteur feint de regretter ne pas savoir où elle se trouve, l’utopie n’a rien d’une construction onirique : son impérative nécessité impose au contraire un effort de rationalisation qui se manifeste dans tous les secteurs de la vie sociale. Le bonheur exige des règles strictes afin que sa pérennité soit assurée : appliqué en toute rigueur, le système patriarcal garantit la stabilité de la famille et des institutions politiques, les mœurs sont sévèrement réglementées, tout écart étant sanctionné par l’esclavage. L’austérité du mode de vie des Utopiens s’observe tout autant dans l’urbanisme et l’architecture : dans le catalogue de l’exposition de la BnF, Ruth Eaton souligne l’idée implicitement exprimée par More que “l’habitat reflète, voire détermine l’organisation sociale et le comportement des citoyens”. Le modèle répétitif d’Utopie (toutes les villes obéissent aux mêmes principes) est très loin de l’hédonisme et des fastes que François Rabelais déploiera dans sa fameuse abbaye de Thélème, comme des luxuriants paradis naturels que Paul Signac ou Henri Matisse représenteront des siècles plus tard.

Pour la littérature, presque tout est possible : elle peut définir un système et donner la description, théorique mais détaillée, de son application, en faisant bon marché des contraintes les plus embarrassantes opposées par le réel. Si le manuscrit du Critias est resté inachevé et n’offre pas un tableau complet d’Atlantide, c’est peut-être en raison de scrupules philosophiques dont ne s’alarmera pas Charles Fourier (1772-1837), l’une des figures majeures de l’utopie. Sa Théorie des quatre mouvements, qui ne néglige aucun aspect de la vie humaine, est un curieux mélange d’inspiration religieuse et scientifique (l’influence des théories de Newton sur l’attraction universelle y est centrale), qui le conduit à élaborer son projet de phalanstère à partir d’une classification des passions. Classer et hiérarchiser sont en définitive la première étape d’un processus qui doit conduire à la transparence des rapports humains. L’architecture de Claude-Nicolas Ledoux – par une ironie de l’histoire, il fut mis au ban de la société par le gouvernement révolutionnaire – a servi de modèle à la traduction visuelle du phalanstère fouriériste.

La Saline royale d’Arc-et-Senans offre une illustration exemplaire de ces dispositifs utopiques, qui sont extrêmement fonctionnels et permettent une visibilité permanente des acteurs communautaires. On retrouve dans la grande majorité des projets urbanistiques à coloration utopique une semblable ouverture de l’espace : Jean-Jacques Lequeu, Étienne-Louis Boullée, privilégiant les symboles grandioses, ne dérogent pas à ce souci de lisibilité maximale de l’espace public qui caractérise aussi les dispositifs militaires. Le lien entre les projections utopiques et les réalités militaires et industrielles est constant : l’esprit de géométrie en est le commun dénominateur. S’inspirant des citadelles de l’Antiquité, les artistes et les architectes de la Renaissance ont imaginé des multitudes de plans urbains idéaux : Albrecht Dürer, Pietro Cataneo, Androuet du Cerceau, parmi d’autres, ont privilégié la grille que les colons d’Amérique vont parfois vouloir appliquer à la lettre, avec plus ou moins de succès. Ainsi de Philadelphie, que son fondateur, le quaker William Penn, pensait comme une “Cité de l’amour fraternel”. Son plan rectiligne, cependant, résistera mal à l’initiative privée.
L’exemple de Philadelphie justifie l’analyse de Pierre L’Enfant, urbaniste de Thomas Jefferson à Washington : “À vrai dire, ces plans trop réguliers, si convaincants sur le papier, si séduisants au premier abord aux yeux de tant de gens, même lorsque l’emplacement choisi convient à l’entreprise, finissent par donner quelque chose d’ennuyeux et d’insipide…” L’Enfant avait parfaitement perçu les limites de l’utopie : l’aspiration à l’égalité totale, dont le carré est le symbole le plus évident, ne résiste pas à l’expérience. Non seulement le principe d’égalité absolue fait échec à la différence et donc à l’invention, il est aussi, poussé à ses extrêmes, le ferment le plus sûr du totalitarisme. Le rapprochement de la passion utopique et de la barbarie est sans doute choquant, comme l’écrit Frédéric Rouvillois dans le catalogue, il est pourtant inévitable : l’homme nouveau, enfermé dans sa cité de cristal, programmé et prévisible, est l’individu socialement aliéné dont rêvent tous les dictateurs. Et les historiens de l’architecture ont observé la confondante similitude de l’ordonnancement des camps de concentration avec celui des cités idéales.

Archétype des avant-gardes, le Futurisme italien a révélé plus que tout autre cette ambivalence de l’utopie. Dans son exaltation moderniste, Marinetti ne cesse de prononcer l’éloge du mécanique et envisage la guerre comme “la seule hygiène du monde” : le futur réclame et justifie tous les sacrifices, à commencer par “l’abolition du passé”. “Las de ce monde ancien”, comme l’écrivait plus subtilement Apollinaire, les modernes vont faire de l’art un ailleurs où pourront se réaliser, comme en un laboratoire, les aspirations utopiques. Affranchissant le peintre des contraintes de la représentation, l’abstraction constitue un territoire autonome avec ses propres lois, élaborées en toute souveraineté. Par la radicalité de ses partis pris idéologiques et celle de ses propositions plastiques, Kazimir Malevitch demeure le parangon de cet idéalisme : “Je dis à tous : rejetez l’amour, rejetez l’esthétisme, rejetez les valises de la sagesse, car dans la nouvelle culture votre sagesse est ridicule et insignifiante. […] Dépouillez-vous vite de la peau abîmée des siècles et vous arriverez plus facilement à nous rattraper”. Prosélyte, l’avant-gardiste entend démontrer que la dimension utopique de l’art n’est pas une simple métaphore, mais qu’elle a la capacité d’engager l’homme sur la voie d’une réforme profonde de la conscience et de ses conditions de vie.

Le rapprochement des différentes pratiques artistiques, qui se manifestera dans l’idée d’œuvre d’art totale, est peut-être le symbole le plus explicite de l’utopisme des avant-gardes : comme dans la cité de More où toutes les contradictions sont résolues, l’art peut lui aussi procéder à une fusion des anciennes hiérarchies par un dépassement des contraintes traditionnelles. L’architecture, la musique, la poésie sont convoquées par les peintres, soit à un simple niveau analogique comme chez Kandinsky, soit dans la perspective d’une immersion totale dans l’art lui-même, dont le Merzbau de Kurt Schwitters serait l’un des possibles prototypes. Par son esthétique et son programme pédagogique, le Bauhaus illustre cette volonté de synthèse des arts qui implique virtuellement une totale transformation du monde. Les avant-gardes ne veulent pas seulement produire l’art, mais vivre dans l’œuvre d’art qui saura englober le réel. Les happenings et les environnements ou encore le Body Art dans les années soixante, qui ambitionnaient une union étroite de l’art et de la vie, de l’imaginaire et du réel, ont en fait démontré l’aporie utopique qui se fait jour en art comme en politique.

- UTOPIE, LA QUÊTE DE LA SOCIÉTÉ IDÉALE EN OCCIDENT, 4 avril-9 juillet, Bibliothèque nationale de France, Site François-Mitterrand, Grande et Petite galerie, Hall Est, quai François-Mauriac, 75013 Paris, tél. 01 53 79 59 59, tlj sauf lundi et jf 10h-19h,dimanche 12h-18h. Co-produite avec la New York Public Library, l’exposition y sera présentée du 14 octobre au 27 janvier 2001. Le catalogue, publié en partenariat avec les éditions Fayard, comprend, sous la direction de Roland Schaer, de nombreuses et éclairantes contributions (352 p., 350 F. ISBN BnF 2-7177-2102-9, ISBN éditions Fayard 2-213-60627-7).
- Également : Georges Jean, Voyages en Utopie, Découvertes-Gallimard, 176 p. ISBN 2-07-053155-4.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°102 du 31 mars 2000, avec le titre suivant : Les utopies dans tous leurs états

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