Profession libraire : à la recherche de l’exception (part I)

Un portrait de quatre figures singulières du marché parisien

Le Journal des Arts

Le 27 avril 2001 - 1342 mots

Paris est aujourd’hui l’un des principaux centres pour le commerce des ouvrages anciens, des éditions limitées, des livres précieux. Cette place enviée, la ville la doit en grande partie au dense tissu de librairies qui y mènent une activité souvent aussi soutenue que discrète. Nous proposons quatre portraits de libraires parisiens – tenants de spécialités telles que le livre de voyage ou l’autographe, parfois eux-mêmes éditeurs – choisis parmi quelques-unes des figures les plus singulières de la profession.

Pierre Berès
Le patron
“En application courtoise des usages...”, telle est la formule employée par le libraire Pierre Berès, à la page d’Avertissement de ses catalogues. Une formule de civilité ferme et sans affectation qui ressemble à ce personnage singulier qui commença le négoce des livres à l’âge où d’autres s’échangent des billes, entre treize et quatorze ans, avant d’ouvrir sa première boutique et de publier son premier catalogue, en 1931, à tout juste dix-sept ans. À cet âge où l’on n’est pas sérieux, comme l’écrivait Rimbaud, Pierre Berès affichait déjà sur son premier catalogue un poème autographe dédié à l’adolescent infernal par son éternel compagnon d’errance, Paul Verlaine, le sonnet de Dédicaces qui commence par ces vers :Mortel, ange ET démon, autant dire Rimbaud
Tu mérites la prime place en ce mien livre (...)

En soixante-dix ans d’une carrière d’éclats et d’audaces, Pierre Berès a publié près de 90 catalogues. Souvent copié, jalousé, simultanément admiré et décrié, ce self-made-man titulaire d’une simple licence de lettres en Sorbonne, devenu la référence insurpassable de toute une profession, se déclare volontiers simple “amateur”, aimant les livres et les manuscrits pour leurs aspects “touchants et personnels”, réfute les démarches basées sur le goût du lucre et l’appât du gain, déroute enfin les collectionneurs monomanes par son franc-parler et son œcuménisme incorrigible qui lui fait s’éprendre d’un exemplaire modeste à la dédicace sentimentale, et rejeter comme une “cochonnerie” ces tirages d’éditions sur “grands papiers”, inventés vers 1870 pour les “couillons de payeurs”.
“Le point de vue vrai sur les choses, dit-il, n’est pas fréquent ; il y a une grande perversion dans le faux snobisme de la bibliophilie. Si le goût des collectionneurs du XIXe siècle a beaucoup contribué à la destruction des reliures authentiques du XVIe et du XVIIe siècle, pour leur substituer des reliures rutilantes et sans âme, les exemplaires tirés dans les années 1920-1930 à toutes marges sont un abus inverse et pareillement aberrant.” Contemporain, à ses débuts, de la controverse qui opposa les partisans du livre à l’état “neuf” – reliures pastiches et jansénistes à l’exécution irréprochable, ouvrages lavés, encollés, remboîtés... – et ceux qui, suivant le boulevardier Fernand Vanderem, revendiquaient la conservation de l’état d’origine, Berès raconte souvent comment, tout jeune, il avait été frappé par la description dans le catalogue du libraire Morgand d’une édition de Du Bellay particulièrement rare. L’exemplaire l’avait alors littéralement fait “baver”. Mais lorsque ce même exemplaire passa quelques années plus tard en vente aux enchères, celui-ci présentait une condition si évidemment factice, la reliure en étant pratiquement refaite, que notre libraire ne daigna pas même lever le doigt une seule fois pour tenter de l’acquérir, ou en pousser le prix. Il s’agissait pourtant d’un volume célèbre d’estimable provenance, comme on dit dans le métier.

“Il faut des échelles de valeur”, clame malicieusement Pierre Berès, qui avoue, par ailleurs, quand on lui demande sur quels critères il établissait à ses débuts ses prix de vente : “C’est une question d’instinct, une question de feeling, à la fois, entre l’humilité et le culot ! – Et les cotes, lui demande-t-on. Il existait pourtant bien des cotes ? – Bien sûr, rétorque-t-il encore plus déconcertant. Il y a toujours des cotes. Quand j’achetais un livre 100 francs, il m’était difficile de le revendre 80 !”

Celui qui a vu passer dans sa librairie tant d’exemplaires uniques, tant de manuscrits à faire “baver” tous les bibliographes et les chercheurs, et qui, dès l’âge de vingt ans, assistait les commissaires-priseurs parisiens dans les ventes des bibliothèques les plus prestigieuses, en rédigeant avec une application très personnelle les notices des catalogues, se doutait-il qu’il initierait ainsi le goût de plusieurs générations de collectionneurs et de libraires, devenus peu à peu, pour les premiers, ses clients, pour les seconds, ses confrères et concurrents directs ? Les catalogues de Berès constituent désormais une inépuisable chronique bibliophilique du XXe siècle : de l’extraordinaire Bibliothèque Pillone (1957) détaillant la collection vénitienne des livres de cet amateur dont les tranches et les plats de reliures étaient peints par Cesare Vecellio, un parent du Titien, au manuscrit du Voyage au bout de la nuit de Céline, qui a suscité tant d’émoi récemment dans toute la presse, le libraire est resté fidèle à son rôle modeste mais imperturbable de “présentateur” : “Je suis toujours très attentif, dit-il, à décrire n’importe quel livre à partir de 75 francs jusqu’à 5 millions. J’essaie toujours d’expliquer ce que cet auteur représente dans son époque, ce que le livre représente dans la carrière de son auteur, ce que le livre représente pour nous aujourd’hui et ce que cet exemplaire particulier représente d’intéressant... c’est mon rôle : je suis présentateur d’une exposition, je fais les étiquettes.” Des “étiquettes” dont la teneur et la richesse de polygraphe dépassent largement ce qu’il est convenu d’attendre d’une notice attrayante visant le réflexe salivaire du collectionneur, pour s’inscrire de manière irrévocable dans les acquis bibliographiques du métier de rédacteur. “Excusez ma prétention, confie avec une fierté non feinte Pierre Berès, mais je crois être le premier libraire dont les fiches ont essayé de dire quelque chose.”

À près de quatre-vingt-dix ans aujourd’hui, ce “spécialiste du livre du IXe au XXe siècle “, tel que lui-même aime à se présenter, n’est toujours pas assagi dans son désir de “dire quelque chose” qui ne soit pas une antienne de métier : “Libraire, c’est un métier trop facile à faire, n’importe qui peut s’établir libraire, expert, etc. Il suffit de trouver trois livres à 10 francs pièce, une boutique et vogue la galère !” Si naguère le libraire se doublait naturellement d’une activité d’éditeur, rares sont ceux qui ont, à l’instar de Pierre Berès, maintenu tendue cette seconde corde professionnelle à leur arc, et non seulement en publiant des ouvrages dits de luxe, ces “livres de libraires” à l’illustration emphatique, et dont le tirage est calé sur le (petit) nombre des bibliophiles susceptibles d’acheter. Pierre Berès, qui tient pour sa part en médiocre estime ces éditions de luxe, en commit pourtant une autrefois, pour ses amis René Char et Vieira da Silva : “un joli livre, dit-il, à 90 exemplaires”. Mais sa véritable activité d’éditeur est ailleurs. En 1956, il reprend la maison d’éditions scientifiques Hermann, fondée en 1877 par le normalien Arthur Hermann, et en rajeunit l’esprit, en abritant notamment la célèbre collection “Histoire de la pensée”, dirigée par l’épistémologue et historien des sciences Alexandre Koyré. Mais, là encore, Berès se révèle un éditeur déconcertant, qui, s’il confesse avoir eu envie d’être éditeur “depuis l’âge de cinq ans”, ajoute aussitôt, dans son langage direct, ne pas aimer les “collections” : “Ce sont des fourre-tout pour la complaisance des auteurs, du genre : ‘c’est pas très bon ton machin, alors je vais le placer chez un éditeur couillon dans une collection bidon !’”

À la question de savoir s’il constate de nos jours un épuisement, un dépérissement du livre et de ce qu’il représente dans la culture, Pierre Berès répond qu’un livre en effet “a désormais une existence beaucoup moins longue qu’autrefois ; dans le temps, un livre entrait dans une bibliothèque et y restait pendant trois siècles ! L’histoire du livre, comme objet, a commencé il y a huit siècles. Cette histoire se casse plus ou moins la gueule maintenant. Mais la culture, ce n’est pas le livre. La culture va partout. Elle se débrouille partout, dans le magazine, dans le journal, dans l’Internet. La culture fait son chemin et ne demande rien à personne...”

- Pierre Berès, librairie ancienne, 14 avenue de Friedland, 75008 Paris, tél. 01 45 61 00 99.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°126 du 27 avril 2001, avec le titre suivant : Profession libraire : à la recherche de l’exception (part I)

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