Entretien

Roger Buergel, directeur artistique de la Documenta 12

« L’art est une critique de la raison »

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 20 février 2004 - 1649 mots

Historien de l’art, critique et commissaire d’exposition, Roger Buergel a été choisi pour diriger la Documenta 12.

Cette manifestation d’art contemporain, l’une des plus importantes en Europe, se déroule tous les cinq ans à Cassel. La prochaine ouvrira ses portes en juin 2007. Né en 1962 en Allemagne, Roger Buergel a mené la plus large partie de ses activités en Autriche. Secrétaire particulier d’Hermann Nitsch à la fin des années 1980, il a ensuite enseigné l’histoire du cinéma à l’université de Vienne avant de poursuivre ses études sur l’art américain d’après guerre. Depuis 2001, il intervient à l’université de Lüneburg (Allemagne). Parallèlement à ce cursus, il a organisé nombre d’expositions parmi lesquelles une relecture de l’expressionnisme abstrait (« Painting between vulgarity and the sublime », en 1999 à Lüneburg), et initié des collaborations avec des artistes contemporains. Celles-ci l’ont amené à une mise en question des rapports entre l’art et la politique (« Things we don’t understand », en 2000, à Vienne) et à une réflexion sur la construction du pouvoir (« Governmentality. Art in conflict with the international hyper-bourgeoisie and the national petty-bourgeoisie », en 2000 à Hanovre, ou « The Subject and Power (the lyrical voice) », en 2001 à Moscou). Actuellement présentée à Lüneburg, « The government », l’exposition qu’il cosigne avec Ruth Noack, est un projet appelé à évoluer lors de ses étapes futures à Barcelone, Rotterdam et Vienne. Dans un entretien, Roger Buergel revient sur ses recherches antérieures et exprime quelques-unes de ses priorités pour la prochaine Documenta.

Les deux dernières éditions de la Documenta ont touché à des domaines extrinsèques aux arts plastiques. Un élargissement qui répondait aux préoccupations des commissaires et des artistes. Est-ce une voie que vous allez poursuivre ?

La Documenta est un palimpseste, une exposition unique avec différents intervenants successifs. Vous ne pouvez pas éviter de commenter ce que vos prédécesseurs ont fait, d’autant que le public fera la comparaison. La Documenta X avait été critiquée pour son manque de sensualité, ce que je ne comprends pas, d’autant qu’il y a différents types de sensualité – Rubens et Poussin par exemple. Il faut aussi garder à l’esprit que, si Catherine David faisait la Documenta maintenant, cela ne serait pas la même exposition. La Documenta X était en partie une réaction aux années 1980, à l’argent facile, au marché de l’art ; elle est dès lors devenue austère. Pour ma part, je n’ai plus d’obligation de travailler contre le marché, il s’est affaibli d’une certaine façon. La Documenta 11 est un sujet plus difficile. La proposition d’Okwui Enwezor était marquée par une théorie, celle des « British Cultural Studies » (1). C’était important à ce moment-là, mais je ne pense pas que cela puisse nous mener plus loin. Reste qu’Okwui a « ouvert » l’exposition, il lui a donné une dimension globale. Sur ce point, l’idée de mettre en place des plates-formes était brillante, mais elle n’a pas été sans problème. Au final, il a été difficile de faire des connexions entre les plates-formes, de voir à quoi cela aboutissait à Cassel. Okwui Enwezor s’est heurté à un problème de formalisation. Voilà plus ou moins le cadre dans lequel je pense la Documenta. Bien sûr, mon but est de commencer quelque chose de nouveau.

Vous parliez de contextes spécifiques : les années 1990, la globalisation. Y a-t-il un événement, un cadre intellectuel ou contextuel qui importe dans votre conception actuelle de la Documenta ?
Je m’intéresse actuellement à la fracture existant entre le projet moderne universel et les modernités locales. À un niveau local, le projet moderne universel se développe à chaque fois de manière fort différente. Le modernisme n’a pas le même sens à Moscou, Dakar, Paris ou Barcelone. Dans les années 1990, il y a eu un grand intérêt pour les « micro-identités », les « micropolitiques ». Le problème est que les choses sont devenues seulement « micros » et non plus historiques. Je veux faire une exposition qui puisse osciller entre ces deux pôles. Il faut aussi renouveler notre pensée à propos des formes esthétiques. Mon objectif principal est de réaliser une exposition qui fasse confiance aux formes esthétiques. Pour cela, nous n’avons pas besoin de beaucoup de théorie, ni d’un commissaire qui joue les impresarios. Je veux proposer une exposition où les œuvres d’art ont la possibilité de se commenter mutuellement, de créer un espace de communication qui aide le public à s’en rapprocher, à entrer dans une expérience.

Parmi les expositions que vous avez organisées, « Things we don’t understand » (avec Ruth Noack à la Generali Foundation, à Vienne, en 2000) s’attachait à l’analyse des rapports entre art et politique. Vous semblez insister ici sur l’autonomie de l’art.
« Things we don’t understand » a été conçue dans un contexte politique particulier : un moment où les sociaux-démocrates autrichiens conduisaient une politique néolibérale visant à détruire l’État-providence, tout en demandant aux artistes de faire attention aux questions sociales, aux toxicomanes, aux prostitués… Entre le symbolisme d’une œuvre et la réalité des besoins, le cynisme apparaît très vite. Avec cette exposition, nous voulions montrer que le travail de l’art n’est pas de réparer un malaise social, mais de regarder derrière les structures de pouvoir. L’art n’est pas là pour être la bonne conscience de la société, pas plus qu’il n’est un magasin de réparation. L’art est une critique de la raison, et, dès lors, il n’a pas à devenir raisonnable. L’exposition a ensuite pris une autre tournure avec l’arrivée du parti de Joerg Haider au gouvernement. Même si le gouvernement social-démocrate menait déjà une politique d’extrême droite, l’opposition populaire a alors pris une importance très forte. Les manifestations auxquelles nous participions ont eu un impact beaucoup plus important que toutes les œuvres d’art. Les citoyens doivent traiter les problèmes politiques, ce n’est pas le rôle de l’art.

Dans le même temps l’exposition que vous présentez actuellement à Lüneburg, « The Government », a bien un sujet politique ?
Oui, mais dans un sens abstrait, celui de la critique de la raison. L’exposition est inspirée des travaux tardifs de Michel Foucault, ce qu’il appelle la « gouvernementalité ». Foucault définit le gouvernement en termes d’actions : comment des actions affectent d’autres actions, en empêchent certaines, en achèvent d’autres. Nous gouvernons tous, en éduquant des enfants ou en faisant des expositions. La force de ce modèle est qu’il n’est ni individuel ni collectif, c’est une façon d’analyser le pouvoir sans nécessairement passer par les formes humaines. Pour moi, c’est aussi un modèle cinématographique que vous pouvez utiliser pour structurer une exposition, pour la chorégraphier. « The Gouvernment » est une exposition qui va durer deux ans, laps de temps au cours duquel elle va se transformer. Des œuvres rentrent, d’autres sortent. Le public a la possibilité de réviser la façon dont l’exposition est conçue.

La Documenta 12 prendra place dans une Union européenne élargie à l’Est. La Documenta a été créée en 1955 pour servir de vitrine culturelle à l’Occident dans une Europe alors scindée. Est-ce une donne que vous allez prendre en compte ?
L’art des pays de l’ex-bloc soviétique a souvent été traité d’une mauvaise manière à la Documenta et j’essayerai certainement de changer cela. Je pense ainsi aux traditions conceptuelles des années 1960, qui sont parfaitement inconnues ici. Mais cela ne sera pas la « Documenta de l’Europe de l’Est ». Je ne suis pas favorable aux attributions géopolitiques, comme c’était le cas pour la Documenta 11.

Allez-vous organiser des événements ou des débats préalables à la Documenta ?
Parler sans fin ne rend pas les expositions meilleures. Je pense actuellement à l’édition d’une revue d’art qui réunirait des petites revues d’art du monde entier afin de réfléchir sur certains sujets comme l ’« état d’exception ». Une situation qui n’implique pas les mêmes effets et les mêmes réactions en Argentine ou en Russie par exemple. Il est stimulant de voir comment les artistes réagissent à la réalité et avec quelle méthodologie. L’observation m’a montré qu’ils emploient souvent des méthodes similaires. D’une certaine façon, je voudrais essayer de comparer ces dernières et de les connecter entre elles. Une revue pourrait en être le moyen. Mais rien n’est défini et cela ne se fera pas avant 2005 ou 2006.

Allez-vous vous entourer d’une équipe de commissaires d’exposition ?
Non. Il est plus approprié de déléguer à des artistes ou à des collectifs. J’ai beaucoup d’intérêt pour les initiatives qui viennent de la base. Il existe quasiment partout, que cela soit à Zagreb ou à San Sebastián, des associations et des structures modestes qui accomplissent un travail considérable depuis des années. Autour d’elles, il y a toujours des artistes associés, des revues. Je voudrais impliquer ces structures et leur permettre de faire leurs propres présentations. Je ne m’entourerai pas d’une cour !

Envisagez-vous de modifier les lieux habituels de la Documenta ?
Oui. Il est préjudiciable de couper l’exposition de la ville en la cantonnant dans d’immenses bâtiments. En tant que spectateur, je n’ai jamais été attiré par des espaces qui se situent entre le dépôt et le hall de foire. Je cherche donc des lieux à taille humaine – quatre ou cinq –, et souhaite vraiment impliquer la ville dans un parcours. D’autant que Cassel est l’exemple même d’une « ville fordiste » où vous pouvez voir toutes les fragmentations et observer les mutations. On peut utiliser la ville comme un théâtre, pas dans un sens pervers comme à Las Vegas, mais en impliquant la population. Je vais aussi essayer d’approcher des lieux publics désormais appropriés par le Capital. J’aimerais ainsi développer une partie de l’exposition dans un centre commercial. Je ne veux pas aller dans l’espace public avec un seul artiste mais le faire à une échelle massive.

(1) Mouvement universitaire et politique dans lequel se sont illustrés des chercheurs tels que Paul Gilroy et Stuart Hall et qui vise à étudier la formulation des identités et des contextes culturels.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°187 du 20 février 2004, avec le titre suivant : Roger Buergel, directeur artistique de la Documenta 12

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