Patrick Bongers galeriste, s’est engagé dans la défense la Figuration française

Par Vincent Noce · Le Journal des Arts

Le 25 mars 2015 - 1747 mots

Héritier de la galerie Louis Carré, Patrick Bongers est l’un des derniers grands galeristes classiques
de la place de Paris.

Il peste contre un « marché déformé », ne veut plus faire de foires commerciales, regrette la prééminence de l’éphémère, exploite un fonds qui fait sa richesse en bon père de famille. « À titre personnel, je suis intéressé par l’art, et non par l’image de ma galerie » : inutile de dire que Patrick Bongers (il prononce son patronyme hollandais à la française : « bonjers ») se voit comme un « galeriste extrêmement classique ». Une espèce en voie de disparition, qu’il représente avec une tranquille ténacité, rendue possible par l’héritage reçu de son grand-père, Louis Carré.
Président du comité professionnel des galeries d’art, reconduit à l’unanimité, Patrick Bongers a préféré couper court à son second mandat au bout de trois ans, pour laisser la place à son successeur. Voix paisible et cheveu gris, petit sourire sous de fines lunettes dans un visage rond, il se dit spontanément « fier » d’avoir réussi ce relais passé à un « génial professionnel » (Georges-Philippe Vallois), porté par les quelque 230 adhérents. Lors de son mandat, Patrick Bongers s’est battu sur les montants de la TVA due sur les créations originales ou le mode de paiement du droit de suite. Au-delà de l’aride technicité de ces sujets, il a cherché à défendre l’espace des galeries françaises, confrontées à la pression considérable des multinationales et à l’inconséquence des gouvernements. « Elles ont beaucoup de difficultés à exporter et les artistes manquent toujours d’un espace de représentation », regrette-t-il en pensant au lieu imaginé par Olivier Kaeppelin pour exposer des artistes déjà établis, qui n’a jamais vu le jour.

Roberto Longhi, qui appréciait les comparaisons minérales, aurait pu prêter à Patrick Bongers l’allure d’un menhir calme. Ce Breton aurait pu négocier son stock plus rapidement, « j’aurais eu moins de problème », mais voilà, il a voulu « lier racine ». « Ce qui fait la richesse d’une galerie ce sont ses entrées, pas ses sorties… Depuis vingt-et-un ans, je m’attache à définir un marché pour les artistes de la galerie. » Il s’est cependant mis à l’écart de la Fiac. Le dernier salon auquel il a participé, il y a six ans, Art Paris, l’a vu montrer 65 tableaux d’Erró. Il explique ce retrait par la distance prise avec une « politique commerciale qui s’opposerait à la politique artistique ». Il prend ainsi toujours soin de maintenir une ligne éditoriale, chaque exposition étant soutenue par un catalogue de référence. La maison travaille sur le catalogue raisonné de Jacques Villon après avoir soutenu celui des aquarelles de Duffy.

Dans l’ombre du patriarche
Sa vie de famille a été dominée par la présence de Louis Carré, qui a toujours subvenu à leurs besoins. Sa mère disparue dans sa jeunesse, son père a occupé divers métiers, dont celui de galeriste. Le patriarche impressionnait les enfants, qui allaient lui rendre visite dans la « maison Carré » qu’il avait confiée à la fin des années 1950 à l’architecte finnois Alvar Aalto à Bazoches-sur-Guyonne, près de Maison-l’Amaury. Pour le voir, il fallait demander un rendez-vous à son secrétariat particulier. « Ce n’était jamais à la galerie, toujours à Bazoches. Quand le rendez-vous était fixé à 15 heures, il fallait être présent à 14h30. Après une heure, il disait : je vais vous laisser partir, il va y avoir de la circulation pour revenir à Paris. Nous comprenions que la visite était terminée. » Patrick a davantage hérité de cette gravité que de la légèreté de son père. « Il a un aspect un peu froid, mais une grande sensibilité cachée », tempère Hervé di Rosa, qui lui a un jour décoré la voiture avec lequel cet amoureux de l’Afrique s’est embarqué pour le rallye Paris-Dakar. « Patrick a dû gérer un lourd héritage ; mais, avec le temps, il a su acquérir une légèreté, tout en conservant cette fidélité ». « Il considère que seul le temps compte, expose Henri Griffon qui le pratique en collectionneur depuis une trentaine d’années, sa première qualité est la fiabilité. Il est tout sauf un vendeur… il n’avancera jamais un argument fallacieux pour pousser à la vente ; il veut laisser le client libre, c’est une véritable philosophie chez lui. Il ne dit pas de bêtises… il n’a par exemple jamais touché à un tableau Beltracchi (1) ».
Louis Carré (1897-1977) a été une grande figure du métier. Fils d’antiquaire rennais, il s’est d’abord tourné vers l’orfèvrerie. L’ouvrage de référence que cet érudit a tiré de sa thèse sur les poinçons est connu des spécialistes comme « le grand Carré ». Il s’est pris de passion pour la sculpture grecque, les caravagesques français ou l’art tribal, ce qui l’a conduit à s’associer avec Charles Ratton, avec lequel il a notamment monté la vente Éluard-Breton (2). Il a défendu les modernistes tels Gris, Klee, Léger ou Zadkine. En 1934, son ami Le Corbusier lui proposa de devenir son voisin de palier dans l’immeuble de verre qu’il venait d’édifier à Auteuil. Louis Carré a ouvert la galerie en 1938, au 10,  avenue de Messine, qui a conservé ce parfum un peu désuet. Aucune devanture ne l’annonce de la rue.

Après la guerre, il s’est tourné vers la nouvelle école de Paris avec Jean Bazaine, Maurice Estève, Charles Lapicque ou Jacques Villon, tout en défendant des peintres abstraits comme Pierre Soulages ou Hans Hartung. Sa galerie était comparable à Louise Leiris, Maeght ou Jeanne Bucher. La galerie a fermé ses portes en 1966, au moment où son fondateur s’effaçait, onze ans avant de disparaître. La dispersion d’une partie de ses collections en 2002, suite au décès de sa veuve, est restée un épisode fondateur de la maison d’enchères Artcurial. Il n’avait cependant pas réussi après-guerre son implantation à New York, et il reste encore des traces de ce regret chez Patrick Bongers, qui n’y est pas mieux parvenu.

À l’école des vraies valeurs
À la mort de son père, il était le seul disposé à reprendre le commerce d’art. À 24 ans, sans même un baccalauréat en poche, il avait travaillé quelques années dans la promotion commerciale et touristique. « Je n’y connaissais rien, j’étais comme celui qui se jette à la piscine sans savoir nager », avoue-t-il aujourd’hui, avec ce ton égal, qui ne laisse trahir ni fausse humilité ni forfanterie. Dans ses dernières années, Louis Carré avait mis son activité en sourdine. Patrick Bongers n’avait donc pu recevoir de lui aucune formation. Il s’est appuyé sur un personnage de la rue de Messine, connaisseur des arcanes, Joseph Kieffer. Ce factotum, qui ne quittait jamais sa blouse grise, avait acquis la pleine confiance de Louis Carré. Il apprit au jeune homme comment recevoir un client dans un salon, pour lui montrer quelques œuvres soigneusement sélectionnées, dissimulées par un rideau. À l’époque, il fallait être demandeur pour se voir présenter des tableaux…

Patrick Bongers a commencé par suivre les ventes publiques, à Drouot, Londres et New York. Il a tenté à son tour l’aventure américaine et mieux réussi au Japon. Joseph lui confia le secret du code inventé par Louis Carré pour parler des prix devant un tiers. « Un jour, raconte le galeriste, notre confrère Claude Bernard, qui était intéressé par Estève, vient me voir. On lui montre trois tableaux. En lisant le chiffre codé, je me trompe d’un zéro. “Je vais réfléchir”, dit-il en partant. Quand je m’en rends compte, je suis très embêté. Je l’appelle : “Tu sais, je suis désolé, je me suis trompé, c’est dix fois plus cher”. Il me répond : “j’avais compris, c’est pour cela que je n’ai pas acheté”. J’ai gagné un immense respect pour cet homme, j’étais jeune, il n’a pas du tout profité de la situation ; je me suis dit : voilà les vraies valeurs, auxquelles nous sommes attachés ».

La reconnaissance du milieu
Passant outre l’incompréhension de ses amis, il n’a jamais voulu accoler à l’enseigne de la galerie son nom à celui de son grand-père maternel. Davantage que propriétaire, il avoue avoir « le sentiment d’être de passage ». Quand, en 1980, il a rouvert les portes, sa première exposition tenait de l’hommage, consacrée à Villon, que Louis Carré avait défendu depuis 1944. Il a vu revenir des artistes comme Bazaine et Estève. Il a renouvelé la veine figurative chère à la maison en gagnant la confiance de la génération d’Eduardo Arroyo, Hervé Télémaque, Henri Cueco, Hervé di Rosa ou François Boisrond… Il a été coopté au bureau, puis à la présidence, du comité des galeries. « Ce jour-là, j’ai senti que je n’étais pas simplement un héritier, j’avais fait mon chemin aux yeux de mes pairs. » Aujourd’hui, vingt ans après qu’il a présenté Télémaque à la Fiac, le succès de sa rétrospective à Beaubourg lui procure le même bonheur.

« Il n’y a pas beaucoup de galeries qui ont gardé ce caractère un peu paternaliste ; il travaille à l’ancienne, toujours foncièrement attaché à un marché français qui est plutôt ostracisé », souligne Hervé di Rosa (il a fallu attendre 2005 pour que la galerie Louis Carré expose un artiste étranger vivant à l’étranger). « Nous avons eu nos désaccords, admet l’artiste sétois, je ne le trouvais pas suffisamment agressif à l’international, mais, avec le temps, je me suis rendu compte que c’était lui qui avait raison. Et il fera le même effort pour des célébrités que pour des artistes moins connus ». « Il montre une grande curiosité pour des très jeunes artistes, qu’il collectionne aussi pour son compte », témoigne Colette Barbier, de la Fondation Ricard. Tous ses amis s’accordent : il est aussi un bon vivant, dont la seconde grande passion est la cuisine. Il est un fan des bonnes tables, à commencer par celle d’Éric Fréchon au Bristol, et adore se mettre au fourneau. Dans la maison qu’il a fait construire en Corse, la cuisine est la pièce centrale. « C’est de l’art tout cela, lance-t-il, et la cuisine, comme l’art, c’est du partage ».

Notes

(1) Référence à l’escroc qui a inondé le marché parisien de faux tableaux modernes.
(2) En 1931, les deux amis durent vendre à Drouot leur collection d’art primitif.

Patrick Bongers en dates

1951 : Naissance à Concarneau
1971 : Décès accidentel de sa mère
1977 : Mort de Louis Carré
1978 : Reprend la galerie Louis Carré
1980 : Exposition Jacques Villon
2004 : Président du comité professionnel des galeries d’art

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°432 du 27 mars 2015, avec le titre suivant : Patrick Bongers galeriste, s’est engagé dans la défense la Figuration française

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