Des mondes en jachère

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 2 octobre 2013 - 1161 mots

Au Centre Pompidou, Pierre Huyghe réussit une magistrale première rétrospective en redéfinissant radicalement forme et format de l’exposition.

Même le chien est là. Ce chien si particulier, blanc avec une patte rose, principal acteur du film A Way in Untilled (2012), tourné sur les lieux de l’installation produite pour la dernière dOCUMENTA de Kassel. Un monde en friche servant de dépôt à des objets oubliés, excentré dans un presque non-lieu découvert par hasard par Pierre Huyghe et dont l’accès nécessite de bifurquer des itinéraires classiques lors de la promenade dans le Karlsaue Park de la cité allemande. Là une sculpture féminine a vu sa tête entièrement colonisée par un essaim d’abeilles qui se livrent à un jeu avec des plantes psychotropes qu’elles vont polliniser. Un monde étrange à l’abandon, où chaque (micro) organisme, de l’homme aux fourmis, des abeilles aux canidés, semble faire sa vie tout en participant de la construction d’un système complexe constitué d’agrégats multiples en pleine transformation. La femme de pierre cernée par les abeilles d’ailleurs est là, au Centre Pompidou, dans un autre entre-deux, une excroissance du musée constituée par une extension gagnée sur l’extérieur. De même que plus loin est projeté dans la découpe d’un mur le film This is not a time for Dreaming (2004), dans lequel des marionnettes évoquent le projet manqué de Le Corbusier pour l’Université de Harvard ; un film qui, juste après sa conception, avait été présenté sur le campus américain… déjà dans une excroissance architecturale.

Même le chien est là donc, évoluant librement dans cette exposition, et autour de lui tout un monde vivant, ou plutôt des mondes, où l’exercice de la rétrospective, avec quelque cinquante œuvres balayant plus de trente ans de carrière depuis la fin des années 1980, appuie particulièrement sur une organicité intrinsèque du travail qui s’est particulièrement renforcée ces dernières années. En témoignent quelques exemplaires des Zoodram (2009-2013), ces aquariums peuplés de crabes, araignées de mer et autres bernard-l’ermite, souvent des espèces singulières et difficiles à se procurer, choisies pour leurs comportements particuliers, tel cet invertébré s’appropriant une réplique de La Muse endormie de Brancusi afin de patiemment y faire son lit. Ou encore cette colonie de fourmis qui a élu domicile dans une paroi et avance en colonne dans l’espace, sans se soucier de la proximité humaine (Umwelt, 2011). Le musée a acquis là une dimension vivante, rien n’y est figé.

Dans le jeu des incertitudes

S’il est beaucoup question de limites dans cette exposition – physiques, mentales, géographiques – ce qui d’emblée y frappe c’est un aspect rêche, un peu sauvage, inachevé. Des murs à vifs parfois, d’où sourd presque un sentiment d’urgence, mais qui pourraient laisser penser à une certaine forme de coquetterie surjouant le trash pour évoquer l’instabilité. La commissaire de l’exposition, Emma Lavigne, s’en défend : « Pierre Huyghe n’imagine pas un espace, ce n’est pas un sujet qui l’intéresse. Cela a pour lui été un soulagement que de prendre appui sur quelque chose qui était déjà là. Il y a là une forme de radicalité liée à l’absence de volonté d’investir un espace muséal », affirme-t-elle.
L’artiste s’est en effet coulé dans de l’existant, à savoir la scénographie de l’exposition précédente consacrée à Mike Kelley, dont ont été conservées les parois, même si quelques-unes ont été déplacées. Le parcours est sinueux, et résiste à un cheminement logique ou imposé. L’absence de cartels n’aide pas à s’y retrouver. Mais ce que l’on reproche à de nombreuses expositions dénote ici une marque d’intelligence, car le travail de Huyghe est fait de va-et-vient permanents, d’étirements temporels qui empêchent de l’appréhender dans sa globalité ou dans une immédiateté. Il faut donc accepter de se perdre dans les méandres et les recoins, d’emprunter des itinéraires divergents, tout comme y invite une affiche en couleur placée dès l’entrée, montrant une bifurcation entre deux chemins possibles dont l’un ne mènera nulle part (Or, 1995). De revenir sur ses pas également, pour constater que ce que l’on a cru voir n’est plus exactement pareil, que quelque chose s’est produit ou nous avait échappé. D’autant que la prestation est amplement sonore et donc par ce biais-là grandement évolutive également. Partout le son affecte, faisant progressivement glisser réception et perceptions, lorsqu’une répétition minimale de Brian Eno accompagnant la danse d’une patineuse – une vraie ! – se télescope avec l’évocation du silence de John Cage à travers quelques partitions (Silence Score, 1997), ou que la ritournelle lyrique d’Erik Satie sortant d’une boîte à lumière psychédélique (Untitled [Lightbox], 2002) est soudain perturbée par un hurlement de Kate Bush venu du film The Host and The Cloud (2009-2010). La désorientation sert à merveille la dimension temporelle du travail, contingence essentielle et récurrente depuis la création en 1995 d’une Association des temps libérés, dont les statuts exposés ici proclament la volonté d’œuvrer « pour le développement des temps improductifs, pour une réflexion sur les temps libres ». Le temps chez Huyghe est étendu : celui d’étudiants à qui il est proposé dès le jour de la rentrée de repartir en vacances (Extended holidays, 1996), celui des espaces d’exposition qui est redécouvert à la faveur du ponçage des parois révélant les successions de couches de peintures et autant de strates temporelles (Timekeeper, 1999). Ou encore l’invention d’un temps, celui imaginé par la population bâtissant un lotissement dans une zone vierge et qui va imaginer une coutume, le rituel d’un événement collectif commémorant une fondation, une célébration chaque 11 octobre (Streamside Day, 2003). La transformation des habitudes, des perceptions et du réel, toujours…

Une exposition à vivre

Car c’est dans ce lien à la réalité que le projet de l’artiste trouve un brillant équilibre. Lui, qui depuis toujours s’est montré fasciné par les points de bascule entre les deux, allant jusqu’à consacrer au collectif canadien General Idea, dont l’ensemble de l’œuvre s’est bâti sur cette fracture et cette ambiguïté, un délicat monument de papier résultant du pliage d’une des feuilles utilisées par les artistes canadiens pour dresser leurs pensées les plus folles… fictives souvent, mais pas que (Pavilion for Miss General Idea, 2004).

Installé dans le chœur du dispositif, le film A Journey that wasn’t (2005), magistrale digression tant réelle que fictive, palpable qu’onirique, bascule d’une expédition en Antarctique à un concert sur la patinoire de Central Park, à New York, où soudainement joue un orchestre symphonique. Les éléments météorologiques qui en contrarient le déroulement ont investi l’espace physique du musée, dans cette excroissance justement, où désormais un dérèglement climatique vient bouleverser le fonctionnement de l’exposition et son déroulé temporel. Avec une fragilité de tous les instants Pierre Huyghe, pourtant rétif à l’idée même de l’exercice rétrospectif, est parvenu à bouleverser et repenser ce qu’est une exposition. Ici elle ne se voit, ni se traverse, ni se visite, mais tout simplement se vit alors qu’elle-même continue à exister comme l’organisme autonome qu’elle est devenue, investissant des territoires en jachère, en constante évolution. Même le chien est là…

PIERRE HUYGHE

Commissaire : Emma Lavigne
Nombre d’œuvres : environ 50

PIERRE HUYGHE

Jusqu’au 6 janvier, Centre Pompidou, 75004 Paris, tél. 01 44 78 12 33, www.centrepompidou.fr, tlj sauf mardi 11h-21h. Catalogue éd. Centre Pompidou, 246 p., 39,90 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°398 du 4 octobre 2013, avec le titre suivant : Des mondes en jachère

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