Grünewald, alchimiste de la couleur

Par Daphné Bétard · Le Journal des Arts

Le 11 décembre 2012 - 717 mots

C’est en 1675 qu’apparaît dans l’ouvrage Teutsche Academie de Joachim von Sandrart (le Vasari allemand), le patronyme de « Matthias Grünewald » – de son vrai nom, probablement, Mathis Gothart Neithardt. Contemporain de Holbein, Dürer et Cranach l’Ancien, actif les trente premières années du XVIe siècle à Francfort-sur-le-Main, Aschaffenburg, Mayence, et peut-être Augsbourg, en Alsace, l’auteur du célèbre retable d’Issenheim, mort à Halle en 1528, fut aussi ingénieur des mines et fontainier. Malgré les avancées de la recherche, sa vie, son œuvre demeurent difficiles à appréhender, les archives étant quasiment muettes à son sujet.

Quarante ans après la dernière monographie française consacrée à l’une des plus grandes figures de l’art allemand, les éditions Hazan lui dédient un nouvel ouvrage. Écrit à six mains, le livre fait la synthèse des nombreux travaux publiés ces dernières années, citant notamment ceux réalisés dans le cadre des expositions organisées en 2007 et 2008 à Colmar, Karlsruhe et Berlin.

Dans une première partie – la plus développée –, François-René Martin, professeur d’histoire de l’art à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris et à l’École du louvre, tente de reconstituer la carrière de Grünewald avant d’analyser son œuvre. Michel Menu, chef du département de recherche au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), présente, ensuite, les fruits des études menées entre 2000 et 2006 sur le retable d’Issenheim, à Colmar, au Musée d’Unterlinden, préalablement à sa restauration. Enfin, Sylvie Ramond, directrice du Musée des beaux-arts de Lyon et professeure associée à l’Ecole normale supérieure de la ville, signe un essai sur la postérité de son œuvre chez les artistes du XVIe au XXIe siècle, parmi lesquels Picasso, Max Ernst, Francis Bacon, Jackson Pollock, Jasper Johns ou Jean Tinguely.

Dans les marges de la visibilité
Après un chapitre dévolu aux portraits et autoportraits que recèle l’œuvre de Grünewald, René Martin décrypte les peintures parvenues jusqu’à nous, de La Cène, réalisée vers 1500-1502, au fameux Christ mort, peut-être exécuté en 1525. Au fil des pages se dévoilent les œuvres au caractère intense et dramatique, à l’instar de La Dérision du Christ (vers 1504) ou La Crucifixion de Bâle, dans laquelle la figure du Christ, meurtrie, martyrisée, ne peut que bouleverser celui qui le regarde. La composition témoigne, comme le souligne René Martin, de la faculté de l’artiste à « faire fusionner sensoriellement les différents éléments du tableau », de sa tendance à « explorer les marges de la visibilité, c’est-à-dire un domaine proprement métapictural ». L’auteur s’interroge sur les énigmes qui entourent chacune des productions de Grünewald. Ainsi des grisailles réalisées vers 1503 pour les volets fixes du Retable Heller, destiné à l’église des Dominicains de Francfort et pour lequel il aurait collaboré avec Albrecht Dürer.

Polyptyque à transformation conçu pour être découvert panneau après panneau, le retable d’Issenheim, commandé pour le grand autel de l’église des Antonins, occupe évidemment une place centrale. Les clichés macrophotographiques du C2RMF réalisés lors de la campagne d’étude offrent au lecteur la possibilité d’en apprécier les moindres détails. Les travaux scientifiques menés entre 2000 et 2006 ont permis de préciser la technique picturale de l’artiste et la large gamme de pigments qu’il utilisait. Le support, assemblage de planches de bois de tilleul préparé minutieusement, était recouvert de préparations successives, puis d’une couche d’impression, mélange de blanc de plomb et d’huile de lin sur laquelle il organisait ses compositions.

À cet effet, l’artiste opérait quelques incisions et exécutait un dessin sous-jacent reprenant le tracé de ses dessins préparatoires. Pour renforcer les ombres, il cernait certains volumes de noir, recouvrait des zones de hachures. Il pouvait ensuite apposer les couches picturales. Comme l’explique Michel Menu, l’œuvre peint est l’aboutissement de techniques méticuleuses reposant sur des recettes chimiques spécifiques et une grande connaissance des possibilités des pigments. Véritable « alchimiste de la couleur », selon l’auteur, Grünewald avait recours au glacis qui apportait profondeur et transparence à la matière. Il déposait une quinzaine de couches, attendant que chacune d’elle soit sèche pour apposer la suivante. En révélant la technique complexe et savamment maîtrisée de Grünewald, en tentant de compléter l’histoire lacunaire de son œuvre, le présent ouvrage lève un peu plus le voile sur un artiste à jamais fascinant.

François-René Martin, Michel Menu, Sylvie Ramond, Grünewald, éditions Hazan, Paris, coll. « Monographie », 2012, 350 p., 99 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°381 du 14 décembre 2012, avec le titre suivant : Grünewald, alchimiste de la couleur

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