Art contemporain

Mohamed Bourouissa et l’enjeu postcolonial

Par Cédric Aurelle · Le Journal des Arts

Le 8 mars 2018 - 772 mots

PARIS

Après une tournée internationale, « Urban Riders » est présenté au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. L’ artiste, l’institution et le marché se retrouvent dans le prisme de l’image de « l’ Autre ».

Mohamed Bourouissa
Mohamed Bourouissa
Photo Fabrice Seixas
© Archives Kamel Mennour, Paris/Londres

L’image est saisissante qui accueille le visiteur à l’entrée de l’exposition de Mohamed Bourouissa au Musée d’art moderne. Un portrait équestre dans la droite lignée de Vélasquez, n’était le médium photographique, et une incompatibilité pigmentaire majeure : le cavalier juchant le cheval blanc est un jeune homme noir. On retrouve d’emblée ici l’esprit des œuvres de Mohamed Bourouissa, né en 1978 en Algérie, par lesquelles il s’est fait (re)connaître, à savoir ses grandes photographies de la série « Périphéries » (2008-2009) qui faisaient rentrer dans les canons de l’histoire de l’art occidental les « jeunes de banlieue ». On comprend dès lors son intérêt pour les cavaliers noirs de Philadelphie qui sont au cœur de l’exposition « Urban riders ». Membres de la communauté de Fletcher Street à Philadelphie, ces cow-boys noirs se sont arrogés dès le début du XXe siècle un « art équestre » considéré comme aristocratique (tout au moins dans une perspective européenne). Dans le contexte nord-américain, le cavalier appartient davantage à la figure mythique du pionnier ou du cow-boy, nécessairement blanc à l’image.

Soucieux de se démarquer du reporter lambda qui vient « prendre » des photos dans un contexte médiagénique, Mohamed Bourouissa envisage de réaliser en 2014 un film avec les membres de cette communauté. L’artiste d’origine algérienne invoque Frantz Fanon pour parler de la communauté d’expérience des colonisés (Caribéens et Maghrébins chez Fanon, élargis ici aux Africains Américains). Toutefois, les difficultés d’approche qu’il rencontre montrent que ce partage de perspectives ne va pas de soi et, quand bien même il serait établi, ne suffit pas dès lors que des images sont en jeu. Plusieurs séjours sont nécessaires pour que s’installent confiance et complicité. L’artiste finit par proposer aux cavaliers de transformer un tournoi hippique en harnachant les chevaux sur le principe du tuning automobile, où chacun « customisera » sa monture. Les scènes fictionnalisées sont indemnisées et le concours est doté de prix pour les participants. Le résultat est un film au lyrisme puissant présenté en double projection perpendiculaire au centre de l’expo, porté par une musique qui lui apporte son souffle épique. De l’objet qui oscille entre documentaire et western urbain, ressort la dureté des rapports humains (exclusivement masculins) de la banlieue défavorisée noire de Philadelphie. Si les interrogations financières demeurent au cœur des préoccupations, chacun des cavaliers ne se laisse pas moins happer par la fièvre des conversations autour de l’élaboration d’un « costume » pour son cheval. Comme le dit l’un d’eux, « ce sera beau, ce sera de l’art ». Apparaît ici l’étincelle qui illumine le projet, porté par une hypothèse émancipatrice.

Des perceptions différentes des deux côtés de l’Atlantique

Pour autant, l’exposition en tant que telle, montée rapidement afin de profiter de hasards de calendrier, pose question quant à son enjeu postcolonial. En effet, quitte à forcer notre attention sur les marges, il est regrettable que le Musée d’art moderne n’ait pas saisi cette occasion pour inviter l’artiste à faire un projet impliquant les colonisés de la République. Une attente implicite, formulée au risque d’une instrumentalisation de l’artiste qui échappe aux assignations en se déplaçant outre-Atlantique. Certes, en investissant les codes du western d’une charge pigmentaire nouvelle, le film a pu avoir un impact sur un public états-unien confronté à l’image anxiogène des Noirs de ses banlieues réinvestissant son imaginaire identitaire le plus fort. Mais en leur faisant traverser l’Atlantique, l’artiste fait courir aux cavaliers le risque de l’exotisation. Il est probable que le public français voie avant tout dans ce western non pas tant des Noirs que des « Américains », soit des cow-boys cools, voire, dans la combinaison des costumes utilisés et des préjugés, des « Indiens », soit cet « Autre » stéréotypé par Hollywood.

Mohamed Bourouissa, <em>Sans titre</em>, 2014, photographie couleur : Lucia Thomé
Mohamed Bourouissa, Sans titre, 2014, photographie couleur : Lucia Thomé
Courtesy Kamel Mennour, Paris/Londres


Par ailleurs, Mohamed Bourouissa a réalisé nombre d’œuvres dérivées du projet « Urban Riders » traduites dans sa série « The Hood », des images tirées sur capots de voiture. Ces œuvres participent d’un processus parfaitement légitime de refinancement par dissémination en échange de capital. Le fait qu’une salle leur soit ici consacrée nous interroge néanmoins. En effet, « Urban Riders », qui a déjà été montré chez Kamel Mennour en 2015, apparaît avec ses productions annexes comme une extension magnifiée de la plateforme marchande dans le musée. Ce que l’on mesure finalement ici, c’est le colonialisme structurel du marché fondé sur une globalisation des asymétries. Dans un tissu de relations toujours plus complexes, l’institution désargentée rehausse des produits du prestige de son nom tout en abdiquant son pouvoir prescripteur. Un processus dont l’artiste ne peut se montrer dupe dès lors qu’il se situe dans une perspective postcoloniale.

Urban Riders

Jusqu’au 22 avril, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, avenue du Président Wilson, 75016 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°496 du 2 mars 2018, avec le titre suivant : Mohamed Bourouissa et l’enjeu postcolonial

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