Art contemporain

L’insatiable soif d’apprendre de Mohamed Bourouissa

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 3 novembre 2023 - 1763 mots

Du graff à la photo, de la sculpture au théâtre, cet artiste né en Algérie cherche à traduire ses obsessions. Avec brio. Deux expositions au LaM puis au Palais de Tokyo présentent son œuvre.

Mohamed Bourouissa © Nicolas Dewitt / LaM
Mohamed Bourouissa.
© Nicolas Dewitt / LaM

Comment passe-t-on du graffiti à la photographie, de la photographie à la vidéo et à la sculpture, puis à la composition musicale et à la mise en scène d’une pièce de théâtre ? Mohamed Bourouissa, auquel le LaM et le Palais de Tokyo consacrent chacun une exposition monographique, en 2023 et en 2024, a expérimenté ces différents médiums. Et s’il semble possible de distinguer des étapes dans son parcours, tout s’avère lié dans ce travail dont la cohérence offre aujourd’hui la preuve de sa maturité. Alors qu’il nous accueille dans son vaste atelier de Gennevilliers, on aimerait cependant reprendre depuis le début. Né en Algérie en 1978, arrivé en France encore enfant, Mohamed Bourouissa regrette de ne pas avoir conservé ses premiers croquis. « Je dessine depuis l’âge de 10 ans, précise-t-il. Et je regrette peut-être encore davantage d’avoir perdu ma collection d’albums Marvel : les comics et les mangas, que je recopiais, ont constitué ma première source d’inspiration. » Adolescent, entre 16 et 20 ans, il s’illustre avec le groupe de graffeurs EP4. Son pseudonyme, Meko, n’est pas passé à la postérité, mais cette période lui permet de forger des amitiés solides, le goût des expérimentations collectives et un trait affûté par l’urgence autant que par une « saine compétition » entre les membres de la bande. L’ambiance y est plutôt masculine, urbaine. C’est celle que l’on va retrouver dans ses séries de photographies. Nous sommes Halles (2002), la première, marque véritablement son passage à une expression artistique personnelle.

Parler de la banlieue en échappant au regard documentaire

C’est une amie photographe qui lui fait entrevoir les possibilités du médium. Grâce à elle, Mohamed Bourouissa découvre les clichés du New-Yorkais Jamel Shabazz. Observateur inspiré du New York des années 1980-1990, Shabazz en a capté l’énergie, celle de la culture hip-hop, de la soul, du rap et d’un style vestimentaire que l’on n’appelle pas encore le streetwear. Sa vision argentique d’une autre Amérique fait prendre conscience à Mohamed Bourouissa que cette démarche n’a pas d’équivalent en France. Le milieu au sein duquel il évolue, ses codes, ses postures, mais aussi sa fierté, sont absents des représentations artistiques. « Ça a été un déclencheur. J’ai eu envie de faire Nous sommes Halles parce que ces images n’existaient pas, je ne les voyais nulle part. » Alors que l’univers du hip-hop fertilise désormais la communication des griffes de luxe, il est difficile d’apprécier combien, il y a vingt ans, l’entreprise était originale. Prise au Châtelet, cette série de portraits posés parlait en effet de la banlieue de plain-pied, en échappant au regard documentaire et à sa dramaturgie convenue. Ce travail ouvre en tout cas à Mohamed Bourouissa les portes de l’École des arts décoratifs, à Paris, à laquelle il postule. Hasard des rencontres et vocation intuitive. « Je naviguais à l’aveugle, sans vraiment avoir décidé d’être artiste. Je cherchais une façon de pouvoir m’exprimer, tout simplement », analyse-t-il avec le recul.

Puiser dans l’iconographie classique

Périphérique (2005-2008), sa deuxième série, est celle qui va lui valoir une reconnaissance médiatique. Pour la construire, Mohamed Bourouissa dispose désormais d’un bagage technique plus solide et d’une fréquentation nouvelle de l’histoire de l’art. Aux Arts déco, il a en effet étudié les maîtres de la peinture. Il compose alors ses mises en scène en puisant dans l’iconographie classique. « À l’époque, je dévorais des images. J’en collais même au plafond de ma mezzanine pour les voir en m’endormant », se rappelle-t-il. Cette boulimie iconophage lui est passée, mais elle se lit en filigrane dans ses premiers travaux, ainsi que le donne à voir le catalogue de l’exposition du LaM, opérant des rapprochements formels entre les dessins préparatoires de ses photos avec des tableaux comme La Calomnie (vers 1495) de Sandro Botticelli ou La Flagellation du Christ (vers 1455) de Piero della Francesca.Parmi ses références du début des années 2000, l’artiste franco-algérien cite également volontiers les photographes William Eggleston, précurseur dans son usage de la couleur, et Jeff Wall et Gregory Crewdson, pour leur approche cinématographique. Il examine les lumières, les constructions, la gestuelle de leurs sujets, afin de trouver comment fabriquer à son tour les images mentales qui l’habitent. Tout particulièrement les lignes de fuite et de tension des regards de ses protagonistes, que l’on trouve par exemple dans Carré rouge (2005), où plusieurs groupes d’hommes, debout dans un hall d’immeuble, se scrutent, se jaugent et se tiennent à distance les uns des autres.

Traduire le rapport à l’espace

La possibilité de traduire l’expérience physique de l’espace est, dès le début, une des obsessions de Mohamed Bourouissa. Elle apparaît de façon évidente dans le projet qu’il réalise à partir de ses visites à l’hôpital psychiatrique de Blida, sa ville natale, où Frantz Fanon exerça comme psychiatre de 1953 à 1956. Mohamed Bourouissa rencontre là un patient interné depuis plusieurs décennies. Cet homme âgé a conçu au sein de l’institution un petit jardin, comme un territoire intime, thérapeutique. Il transmet au plasticien sa connaissance des plantes et leurs capacités d’adaptation. Son histoire sert de métaphore à l’installation Beautiful World, Where Are You? que Bourouissa conçoit pour la Biennale de Liverpool en 2018, autour d’un film et d’une serre (Resilience Garden). « Pour les hommes comme pour les plantes, il faut du temps », commente l’artiste, qui transpose en Angleterre la création botanique du patient de Blida, en invitant les communautés locales à cultiver des espèces importées d’Algérie, dans une sorte d’atelier-performance de résilience active. « La question du déplacement est omniprésente dans mon travail, remarque-t-il. Celui des corps, des pensées, des catégories, des langages. » Cette notion obsédante n’est pas sans rapport avec l’expérience de l’exil : « On peut dire de mes parents qu’ils ont émigré de l’Algérie vers la France. En tant qu’enfant, j’ai vécu une expérience différente : j’ai été déplacé. » Plusieurs strates se donnent à lire dans ce projet de Liverpool, qu’il reprendra pour la Biennale de Sharjah (Émirats arabes unis), en le présentant cette fois dans une école. Imprégné de la lecture du texte de Foucault (Surveiller et punir), Mohamed Bourouissa cherche à faire apparaître la façon dont les structures collectives institutionnelles entrent en correspondance et, plus précisément, comment l’architecture exerce un contrôle sur les corps. La dimension psychologique, voire métaphysique, de son œuvre devient également plus présente à partir de ce projet, qui constitue un tournant à partir duquel il fait entrer le vivant dans son travail. En 2020, pour la Biennale de Sydney, Brutal Family Roots, une installation immersive où un sol jaune, mis en relation avec l’éclat de mimosas en fleur placés dans des fûts en inox et émettant une fréquence électrique, va encore plus loin. Les sons et les couleurs s’y répondent en effet dans une recherche synesthésique, vers laquelle il tend désormais. Une façon, à travers l’art, de prendre soin de soi et des autres.

L’importance de la dimension sonore

« Le premier espace que Mohamed a aménagé dans son atelier de Gennevilliers est un studio de musique », souligne Hugo Vitrani, commissaire de l’exposition qui se tiendra au Palais de Tokyo en février 2024. Déjà présente sous forme de référence, notamment au rap, mais aussi à travers des collaborations, comme avec la musicienne Phantom Love ou l’artiste sonore Jordan Quiqueret, la musique prend en effet de plus en plus d’importance dans son œuvre. L’artiste est ainsi passé depuis deux ans à la composition, « en tant qu’amateur », insiste-il. Pour Quartier de femmes, sa première création scénique jouée au théâtre, dont l’action se déroule en prison, il a franchi le pas et s’est même décidé à signer la bande-son, un mélange d’électronique, de synthétiseur et de voix avec une basse hip-hop, élaborée à partir de bruits de clés et de portes. Quant à l’exposition du Palais de Tokyo, plutôt que comme une rétrospective chronologique, elle a été pensée à la façon d’un « album concept ». « Cela signifie que nous avons choisi les œuvres (sculptures, films, photographies, etc.), afin de produire une atmosphère sonore à partir de leur coexistence, de créer des rythmes, de ménager des silences », explique Hugo Vitrani. « On voit que cette dimension sonore s’affirme davantage dans le travail de Mohamed Bourouissa aujourd’hui, à travers l’exploration de la voix, du souffle, ajoute-t-il. De manière plus impalpable, sans doute plus subtile, afin de se ressentir davantage que de se rendre visible ».

La mémoire émotionnelle des corps

Cela signifie-t-il que son œuvre devient de plus en plus immatérielle ? C’est ce que suggère la sélection du Palais de Tokyo, où ne figure aucun de ses fameux « capots », ces tableaux-sculptures composés de fragments de photographies imprimés sur des carrosseries, que l’on a pu voir dans nombre d’expositions, dans les musées et dans ces deux galeries, Mennour (Paris) et Blum & Poe (Los Angeles, New York). Ces pièces, réalisées à la suite de son projet Horse Day, pour lequel il a séjourné pendant huit mois à Philadelphie à la rencontre des cow-boys noirs du quartier pauvre de Strawberry Mansion, sont sans doute parmi ses plus connues, les plus spectaculaires, celles auxquelles on l’identifie spontanément. Mais Mohamed Bourouissa est désormais ailleurs. Non que la sculpture ait cessé de l’intéresser, mais, à travers elle, c’est la mémoire émotionnelle des corps qu’il vient traquer. Au LaM, il a ainsi imaginé une salle dans laquelle il va montrer des dessins, des sculptures de corps et du son. « Ça va s’appeler Seum, explique-t-il. En arabe, c’est un mot qui veut dire poison, et qui a donné lieu à une expression passée dans le langage courant. «Avoir le seum», c’est une forme toxique de colère contenue. » Les sculptures de cette salle exprimeront ce moment où le corps se fige : « Quand on subit une palpation, une fouille, par exemple, au passage de contrôle à l’aéroport, notre corps garde l’empreinte de ce moment. » Seum est le transfert de cette impression, de cette « violence sourde » qui, pour certains, s’exerce de façon quotidienne. Quand le corps n’est plus sujet de l’action, mais qu’il est jugé potentiellement dangereux, il est objectivé. Cette nouvelle série de Mohamed Bourouissa marque pour l’artiste le début d’un nouveau cycle de réflexion.

 

1978
Naissance à Blida, Algérie
2009
Projection du film « Temps mort » dans le hall de la Maison rouge – Fondation Antoine de Galbert, Paris
2016
« Mohamed Bourouissa. Urban Riders » , The Barnes Foundation, Philadelphie, États-Unis
2023
« Quartier de femmes », T2G Théâtre de Gennevilliers, France.
« Mohamed Bourouissa, attracteur étrange », LaM, Villeneuve-d’Asq, du 29 septembre au 21 janvier 2024
2024
Exposition personnelle au Palais de Tokyo, du 16 février au 30 juin
À voir
« Mohamed Bourouissa, attracteur étrange »,
LaM, 1, allée du Musée, Villeneuve d’Ascq (59), jusqu’au 21 janvier 2024. www.musee-lam.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°769 du 1 novembre 2023, avec le titre suivant : L’insatiable soif d’apprendre de Mohamed Bourouissa

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