Histoire de l'art

Les excentricités académiques de Luc-Olivier Merson

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 22 janvier 2009 - 1547 mots

Déployée au musée des Beaux-Arts de Rennes, l’exposition consacrée à Luc-Olivier Merson (1846-1920) interroge la production d’un peintre dont l’apparente orthodoxie est en réalité hantée par les marges. De l’équivocité de l’académisme…

L'histoire de l’art est souvent ingrate envers les succès. Ces succès qui, conformes au goût du temps – d’un temps –, ont consacré des artistes dont la notoriété allait sombrer dans un oubli diamétralement opposé. Aussi sait-on gré aux spécialistes du XIXe siècle de s’improviser archéologues afin de retrouver, en dépit de la fascination prévalente pour les avant-gardes, la patine du temps. Puvis de Chavannes, Pierre-Victor Galland ou Jean-Léon Gérôme sont autant d’artistes majeurs qui, longtemps méjugés, sont aujourd’hui réhabilités au terme de recherches décisives.

Or, la manifestation rennaise, à la faveur d’une scénographie limpide et d’une articulation didactique, entend précisément relire la création d’un Merson dont certaines œuvres majeures suffiraient seules à intimer une urgente réhabilitation. Ainsi Anne-Blanche Stévenin, commissaire de la présente exposition, clôt-elle le catalogue avec une question éloquente, telle une invitation au parcours : « Mais qui est donc l’étrange Monsieur Merson ? »

De l’inconvénient d’être bien né
Au sortir de l’édicule biographique où des archives et des photographies déclinent l’identité de Merson, subsiste une question : sous la permanence de ce beau visage inévitablement barbu [voir p.87], que cherche à dire ce regard silencieux qui, tantôt songeur, tantôt malicieux, scrute l’objectif ou le chevalet avec une troublante insistance ? Léger ou sombre, frivole ou inquiet, ce regard sait-il l’ambiguïté d’un pedigree favorable que ses contempteurs s’acharneront tacitement à lui reprocher ?

Fils d’Olivier Merson, peintre original rapidement transmué en critique d’art incontournable, Luc-Olivier bénéficie d’une ascendance substantielle alors qu’il intègre l’atelier Pils à l’École des beaux-arts de Paris, en 1866. S’il a pour sésame un patronyme, le jeune homme se doit en retour de faire valoir l’inhérence de son talent, loin des rumeurs désobligeantes et des prégnantes jalousies. De l’inconvénient d’être bien né, en somme.

Isidore Pils, Gustave Chassevent et Paul Baudry constituent la triade tutélaire de Merson. Du reste, ses premières toiles, tel Apollon exterminateur (1868), dénotent autant une obédience souveraine aux maîtres qu’une méfiance à l’égard des « néo-Grecs démodés et pernicieux ». Le Soldat de Marathon (1869) vaut dès lors pour détonateur puisque la composition en frise canonique n’interdit pas certaines licences chromatiques et expressives. Encore perfectible, l’art du jeune Merson pourra donc l’être dans la Ville éternelle : la toile vient de recevoir le premier Grand Prix de Rome et, à jamais, les honneurs.

Le goût pour l’étrangeté
Révélé sur les cimaises carmins et aérées de l’exposition rennaise, l’œuvre peint de Merson affiche une extrême cohérence. Jamais de récurrence ou de refrain dans ce parcours, tout juste un déroulement andante et allegro où chaque épiphénomène, puisqu’il paraît dissoner, invite au décryptage. Si la production de l’artiste semble invariable, elle est surtout invariablement « bizarre ». Dans le précieux catalogue, Bruno Foucart, brillant cicérone de tant de redécouvertes historiographiques, énonce ce que le parcours expose silencieusement : l’infinie étrangeté d’une œuvre qui se refuse aux catégorisations hâtives.

À ce titre, les envois italiens attestent les prédispositions de Merson pour la peinture religieuse et pour les « curiosités esthétiques », au sens baudelairien de l’expression. Saint Edmond, roi d’Angleterre, martyr (1871) et Vision, légende du xive siècle (1872) sont emblématiques d’une création obsédée par le détail étrange comme par les sources apocryphes. Quelle est donc cette bête féroce hurlant à côté d’un putto virginal aux accents raphaélesques ? Quelle est donc cette religieuse gisant au pied d’un Christ qui, bénissant depuis une croix saisie selon un raccourci perspectif étrange, paraît désigner un paysage aux réminiscences giottesques ?

Ineffable et inouï, l’art de Merson est avant toute chose extravagant, comme si les orientations plastiques ne parvenaient jamais à adhérer aux innovations thématiques. Quand sa hantise du vide aboutit à une composition baroque et sursaturée de détails (Le Loup d’Agubbio, 1877), sa réinvention exceptionnelle de sujets éprouvés pourra donner lieu à des chimères crépusculaires désertiques (Le Repos pendant la fuite en Égypte, 1879).

Exemplaire de la digestion du sacré selon Merson, Saint François d’Assise prêchant aux poissons (1880) exploite des expédients inédits puisque le sujet, délibérément absent des Textes, induit une méditation énigmatique que renforcent des recherches formelles. Organisée autour du silence et du vide, la toile joue d’effets heurtés de symétrie et d’une syntaxe puvissienne des plus modernes sans que le peintre parvienne toutefois à abandonner une manie énumérative.

Cette collusion sans pareil des influences et des sources ne saurait être plus évidente qu’avec L’Annonciation de 1908. Alors que le peintre s’emploie à figurer une chaumière bretonne avec une afféterie minutieuse confinant à l’exactitude photographique, il n’appose pas moins un archange bariolé et surnaturel dont la frontalité se refuse au plan et à la narration de la toile. De l’usage précurseur de la disjonction spatio-temporelle comme inquiétante étrangeté et du collage surréaliste avant l’heure ?

Symbolique sans être symboliste, naturaliste sans être réaliste, surréel avant le surréalisme, Merson effleure tout sans jamais oser trancher. Ainsi cette oscillation indistincte entre ligne et couleur, entre microcosme et panorama, entre vue et vision. Et, bien que « bizarre », le syncrétisme de l’artiste est modulable. En effet, des songeries religieuses hallucinées aux grands décors de la IIIe République, il n’y a qu’un pas. De côté, certes. Mais sur le sentier battu et rebattu d’un art prétendument pompier, un pas de côté est un pas de géant.

Du cabinet du vice-recteur de la Sorbonne (1886) au cul-de-four du Sacré-Cœur de Montmartre (1911) en passant par l’escalier des fêtes de l’Hôtel de Ville de Paris (1889) et celui, dit de Marivaux, de l’Opéra comique (1897), nul monument n’échappe à la griffe inventive de Merson. Silhouettes mystérieusement maniéristes, allégories étonnamment acidulées, compositions curieusement féeriques : le peintre décline, avec une délectation et une volupté pigmentaires tout ottomanes, un langage conventionnel et baroque, courtisé et étrange.

Au-delà de la peinture
Plébiscité de par le monde, sollicité par les États-Unis ou le Mexique, Merson réinvente une imagerie savante dont l’académisme excentrique investit bientôt diverses techniques. Tapisseries (Saint Michel, 1875), tapis muraux (Bibliothèque nationale, 1886-1890), émaux (meuble Sédille de 1889) ou mosaïques (tombeau de Pasteur, 1896) recueillent bientôt un art protéiforme susceptible de s’emparer de multiples matériaux.

Réalisé par Lucien Falize sous la direction de Merson et présenté lors de l’Exposition universelle de 1900, le Hanap d’or (1896) permet de mesurer la polyvalence d’un peintre impliqué dans des entreprises décoratives majeures. Aussi s’enthousiasmera-t-on de l’accrochage du musée des Beaux-Arts de Rennes qui concède une place de choix à un gobelet d’or et d’émaux hautement symptomatique du renouvellement des arts au tournant du siècle.
Ces tentatives considérables n’égalent cependant pas les innombrables vitraux que le peintre, assisté le plus souvent du verrier Eugène Oudinot, légua à la postérité. De fait, si les vitraux des églises de Biarritz, Newport, Providence ou Philadelphie – restitués dans la présente exposition par un judicieux montage vidéo – témoignent de la science chromatique de Merson, La Danse des fiançailles du Metropolitan Museum de New York (1884) demeure un chef-d’œuvre du genre. Sauvé de la destruction de la Marquand Mansion en 1912, le vitrail tripartite déploie amplement sa scène idyllique et dispendieuse. Nichée originellement dans un bow-window, la composition équilibrée explore la leçon renaissante pour la synthétiser avec une virtuosité toute nazaréenne.
Une ligne ondoyante et harmonieuse enserrant des couleurs luminescentes d’un éclat exceptionnel : ne s’agit-il pas là, pour un pompier négligé, d’un inoubliable feu d’artifice moderne ?

Merson illustrateur : la fantasmagorie dans le texte

Judicieuse et éloquente, une section de l’exposition rennaise revient sur les illustrations que Merson réalisa durant sa carrière, laissant libre cours à une imagination débridée. Car nul support autre que la page du livre, envisagée telle une toile confidentielle, n’accueillit mieux les extravagances d’un artiste alors affranchi des enjeux picturaux.

De la libre expression…
Si les premières illustrations de Merson relèvent d’une esthétique conventionnelle que président un goût troubadour et une linéarité narrative (Sainte Élisabeth de Hongrie, 1878), il faut attendre 1885 et le projet de publication de La Tétralogie de Wagner pour appréhender la science de l’artiste. Réalisées à la mine de plomb et parfois rehaussées d’encre de Chine, ses esquisses ouvrent sur un univers violent et déchaîné qui trahit la pénétration de ses lectures. À ce titre, l’invasion savante du noir et la splendeur des effets luministes érigent ces études parmi les morceaux les plus remarquables de l’illustration. Après avoir fourni de saisissantes peintures à l’huile destinées à être gravées pour Le Lutrin de Boileau (1889), Luc-Olivier Merson livre pour Les Trophées de José Maria de Heredia (1907) un ensemble de compositions exubérantes et fantaisistes. Mais c’est l’édition contemporaine de La Légende de Jaccopo Luno d’Ivan Strannik (1907) qui aurait pu laisser présager le déferlement à venir lors du projet avorté de Macbeth (vers 1915). Dislocation de l’espace, dénaturation des corps, diagonales fulgurantes, perspective hallucinée : Merson s’adonne à une destruction méthodique et énigmatique des codes encore à l’œuvre dans sa peinture. Altérant les conventions et transgressant les normes, la modernité fait irruption au cœur d’un livre qui semble se réclamer aussi bien de Rops, Klinger ou Redon que, comme le souligne doctement Francis Ribemont dans le catalogue, de « la postérité de Goya ».
L’on se souviendra avec profit que Zola ne réserve la locution de « compositions énigmatiques » que pour les peintures de Merson…

Biographie

1846
Naissance à Paris.

1863
École des beaux-arts de Paris.

1869
Grand Prix de Rome.

1870
Entreprend un séjour de quatre ans à la Villa Médicis à Rome.

1875
Le Sacrifice à la patrie lui vaut une médaille de 1re classe au Salon de Paris.

1886
Collabore comme illustrateur au Harper’s Magazine.

1897
Conçoit le décor de l’escalier Marivaux du nouvel Opéra comique de Paris.

1911
Décore le cul-de-four du chœur du sanctuaire du Sacré-Cœur à Montmartre.

1920
Meurt à Paris.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°610 du 1 février 2009, avec le titre suivant : Les excentricités académiques de Merson

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