Livre

Le livre d’artiste, une œuvre originale

La naissance d’un champ artistique et son développement pluriel

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 16 mai 1997 - 1649 mots

Le monde de l’imprimé, celui du livre en particulier, n’a jamais laissé les artistes indifférents. Depuis les enluminures du Moyen Âge, peintres et graveurs ont collaboré avec des écrivains, des poètes ou des éditeurs pour réaliser des ouvrages de bibliophilie à tirage limité. Mais pour bon nombre de ces collaborations, l’artiste n’était souvent qu’un invité de dernière heure, une cerise sur le gâteau. L’art intervenait alors comme un faire-valoir pour le texte, qui restait le noyau du projet. Aujourd’hui, le livre d’artiste a pris une nouvelle définition. À côté de ce qu’il est convenu d’appeler livre illustré ou livre de peintre est né, au tournant des années soixante, une nouvelle forme de publication, conçue comme un véritable projet artistique global : le livre d’artiste

En 1963 sort des presses une étrange publication, datée de 1962, et qui est a priori difficilement classable : Twentysix Gasoline Stations d’Edward Ruscha. Sur la vingtaine de pages que compte ce livre, vingt-six photographies en noir et blanc proposent un panorama d’autant de stations d’essence choisies dans l’Ouest des États-Unis. Ces reproductions ne sont accompagnées d’aucun texte, si ce n’est la légende des photographies, elle aussi très sobre puisqu’elle ne reprend que la marque de l’essence vendue, le nom de la ville et de l’État où se trouve la station. Ce livre est généralement considéré comme l’un des fondateurs du concept actuel du livre d’artiste. Il est en effet né de la volonté d’Edward Ruscha de s’approprier le livre en tant qu’espace autonome, de développer un projet à part entière, avec ses contraintes propres, pour réaliser une œuvre dans la droite ligne des interventions "déplacées du champ artistique traditionnel", des performances, de l’art conceptuel jusqu’au Land Art. Mais Twentysix Gasoline Stations joue également, à de nombreux égards, un rôle central dans la définition même du livre d’artiste. En premier lieu, la photographie y tient une place de choix. En effet, ces ouvrages n’entretiennent pas le culte de la gravure originale ni du papier de grande qualité. Le choix est fait au contraire d’une impression offset "ordinaire", qui les éloigne des ouvrages de bibliophilie, des livres de peintres sur papiers spéciaux. Le livre d’artiste n’est plus dans la forme un objet précieux. Il se présente à l’inverse comme un livre ordinaire, commercialisé en librairies dans le but d’atteindre un public plus large que celui qui fréquente traditionnellement les galeries et les musées. Il est également bon marché afin d’en favoriser la diffusion. Même s’il est tiré à plusieurs centaines d’exemplaires, il constitue toujours une œuvre originale. En réalité cependant, si ces publications sont rarement imprimées à un grand nombre d’exemplaires, ce n’est pas pour en accentuer le caractère d’objet exclusif mais, souvent, pour de simples contingences matérielles. Les éditions ne sont la plupart du temps ni signées, ni numérotées, et le tirage n’est pas non plus limité. Twentysix Gasoline Stations a ainsi été publié une première fois à quatre cents exemplaires en 1963, à cinq cents exemplaires en 1967, puis à trois mille en 1969.

Le livre d’artiste est avant tout un ouvrage conçu par l’artiste. Celui-ci ne se contente pas d’envoyer un projet, il est présent durant toutes les phases de la réalisation de l’ouvrage. L’artiste est parfois même son propre éditeur, ce qui a été rendu possible par de nouvelles techniques d’impression, plus faciles à contrôler. Ainsi, Christian Boltanski a réalisé lui-même son premier ouvrage, Recherche et Présentation de tout ce qui reste de mon enfance (1969), sur une presse offset mise à sa disposition par Givaudan. Certains ont également utilisé directement la photocopieuse, comme pour le fameux Xerox Book édité à mille exemplaires en 1968, qui réunissait Carl Andre, Robert Barry, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol Lewitt, Robert Morris et Lawrence Weiner. D’autres artistes, dans les années soixante, ont eux-mêmes fondé des maisons d’éditions spécialisées dans ce domaine, maisons artisanales bien sûr, mais destinées à promouvoir et éditer leurs créations. Certains, enfin, ont ouvert des librairies pour aider à la diffusion de ces publications. L’une des plus célèbres est sans conteste Printed Matter à New York, fondée par Sol Lewitt. Ce dernier estimait d’ailleurs, en 1977, que "les livres sont le meilleur médium pour beaucoup d’artistes aujourd’hui1." Dieter Roth, par exemple, pense que ses livres sont plus importants que ses autres réalisations plastiques, gravures ou peintures. Typographe de formation, il réalise ses livres au début des années soixante en reprenant des éléments imprimés déjà parus dans d’autres supports, des quotidiens, des livres pour enfants ou des bandes dessinées, comme pour Bok 3c, publié à quarante exemplaires par Forlag ed. à Reykjavic en 1961, et réédité à mille exemplaires en 1971. Dieter Roth – ou Rot Diter, comme il signe parfois –, qui peut être considéré comme le fondateur européen du livre d’artiste, se situe dans une logique de diffusion et de profusion proche du mouvement Fluxus.

Dans les années soixante, les artistes de ce mouvement multiplient les créations, s’approprient tous les supports, assemblent, collent, éditent. Dans une économie de la prolifération, de l’échange et de la distribution, où l’œuvre abandonne souvent le qualificatif d’unique pour devenir au contraire "multiple", le livre a tenu une place centrale. Il devient en effet une arme qui frappe bien au-delà de son propre champ, qui irradie, aidé en cela par sa forme qui facilite la diffusion de son contenu. Le sens de l’œuvre n’est donc plus cantonné à elle-même mais peut être diffusé à l’extrême, bénéficier d’un don d’ubiquité tout en cultivant un rapport d’intimité avec son possesseur de l’instant. L’art n’est plus circonscrit à quelques lieux qui veulent bien l’accueillir – galeries, centres d’art ou musées –, il part à l’assaut de la vie de tous les jours. Tel est, en tout cas, le point de vue des artistes dans cette décennie où l’on cultive toutes les utopies. Robert Filliou publie en 1967, avec George Brecht, Games at the Cedilla, or the Cedilla Takes Off, chez Something Else Press à New York, l’un des plus grands éditeurs spécialisés dans le livre d’artiste. Avec l’art conceptuel, le livre devient l’œuvre, dans une logique de dématérialisation de celle-ci. Cette notion a notamment été théorisée par Germano Celant dans son article "Book as Artwork 1960/1970 2". Par exemple, sur la pochette qui constitue la couverture du livre Location Piece n° 2 (1970) de Douglas Huebler, figure la mention suivante : "16 photographies, un plan photocopié de New York et un autre de Seattle joints à cet énoncé constituent cette œuvre". Les années quatre-vingt sont marquées au contraire par une montée en puissance des médias. Le livre d’artiste suit cette même logique de diffusion de l’information, mais intrinsèquement liée à l’œuvre, comme une plaquette qui vient la prolonger, en porter le sens, en diffuser la dimension. Il reste l’œuvre d’art, unique, et son prolongement plus démocratique qui en garde le contenu tout en s’affranchissant de sa forme. En somme, le livre devient un pendant bon marché de l’œuvre qui atteint des sommets en galerie.

Depuis une dizaine d’année pourtant, les artistes ont multiplié les interventions dans le monde de l’édition au sens large, abandonnant petit à petit le caractère parfois artisanal de certaines productions antérieures. Si de nombreux livres d’artistes des années soixante et soixante-dix sortaient d’ateliers ou de maisons d’édition disposant en réalité de peu de moyens, le livre d’artiste aujourd’hui est souvent édité par de plus grosses structures, voire des institutions. Depuis quelques années en effet, de nombreux musées, centres d’art, et souvent même des galeries, proposent aux artistes d’éditer, en lieu et place du traditionnel catalogue d’exposition, un livre d’artiste. Celui-ci change alors de nature, il présente la matière de l’exposition, il en constitue une prolongation ou encore devient un territoire autonome pour un projet inédit. Pour son exposition à l’Hôtel Huger de La Flêche, Hans-Peter Feldmann a ainsi réalisé Voyeur (1994), un ouvrage qui, sur le modèle du livre de poche, réunit sept cent soixante-dix photographies en noir et blanc, sans légende, à base d’images que l’artiste a tirées de publications les plus diverses. Sur un autre modèle, Visit to a Small Planet, le livre de la jeune artiste britannique Georgina Starr édité à l’occasion de son exposition à la Kunsthalle de Zurich, reprend le scénario des vidéos qui étaient présentées dans la ville suisse. Si Joseph Kosuth et Dan Graham ont acheté des espaces pour intervenir dans des magazines d’art grand public, des artistes ont récemment conçu des livres sur le modèle des magazines. En 1994, l’Allemande Regina Möller a créé Regina, un livre qui se présente comme une revue copiant la presse féminine allemande. D’autres artistes ont joué au contraire la carte du livre de poche, de la littérature de gare, du colportage, tel Martin Kippenberger. Aussi assistons-nous aujourd’hui à une formidable prolifération des livres d’artistes, autant par la quantité – près de deux cents ouvrages recensés récemment entre 1990 et 1996 3 – que dans la forme. À côté des livres traditionnels et des recueils de photographies sont apparus des lexiques – les inventaires systématiques de Closky –, des cartes – celle d’une ligne du métro parisien imaginaire par Lothar Baumgarten – ou des classeurs, comme Appartement occupé (1994) de Claude Lévêque. La définition du livre d’artiste peut même s’élargir aux recueils de Post-it imprimés du jeune artiste français Serge Comte. Pourtant, avec l’arrivée des nouvelles technologies, des artistes se tournent déjà vers le multimédia. Mêlant l’écrit, le son et l’image, le cédérom leur ouvre aujourd’hui ses portes. Certains d’entre eux ont déjà franchi le pas pour un nouveau chapitre d’une histoire en devenir.

1. Sol Lewitt, "Statements on Artists’ Books by Fifty Artists and Art Professionals Connected with the medium", in Art-Rite, n° 14, 1977, p. 10
2. Germano Celant, "Book as Artworks 1960/1970", in Data, vol. 1, n° 1, septembre 1971, trad. française "Le livre comme travail artistique 1960-1970", in V H 101, n° 9, novembre 1972
3. Des livres d’artistes, des destinations, 1990-1996, éd. École d’art de Grenoble, 1997

Expositions : LIVRES D’ARTISTES, L’INVENTION D’UN GENRE 1960-1980, 29 mai-19 octobre, Bibliothèque nationale de France, Galerie Mansart, 58 rue de Richelieu, 75002 Paris, tlj 9h30-18h30.
5e BIENNALE DU LIVRE D’ARTISTE, PAYS-PAYSAGES, 87500 St-Yrieix-la-Perche, tél. 05 55 75 70 30. Foire du livre d’artiste (16, 17, 18 et 19 mai), colloque (17-18 mai), expositions (jusqu’au 1er juin).
Publications : Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980, coédition BnF/Jean-Michel Place, 400 p., 400 ill., env. 300 F. L’ouvrage de référence pour la période.
Des livres d’artistes, des destinations, 1990-1996, éditions École d’art de Grenoble, 50 p. Renseignements au 04 76 86 61 30

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°38 du 16 mai 1997, avec le titre suivant : Le livre d’artiste, une oeuvre originale

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