Art moderne - Art contemporain

XXE-XXIE SIÈCLE

Edvard Munch et ses « épigones »

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 21 mars 2022 - 810 mots

VIENNE / AUTRICHE

À l’Albertina sont présentés, aux côtés d’une soixantaine d’œuvres de Munch, sept peintres contemporains parmi lesquels Warhol, Baselitz, Marlene Dumas ou Tracey Emin. Inspirés souvent par le sentiment de solitude mélancolique propre à l’artiste norvégien, ils n’en mettent pas moins sa modernité en évidence.

Vienne (Autriche). Edvard Munch comme on ne l’a jamais vu ! Grâce à la générosité du musée du même nom à Oslo et aux prêts de collectionneurs privés, l’exposition de l’Albertina à Vienne est une découverte. Ambitieuse, elle instaure un dialogue entre Munch (1863-1944) et les créateurs contemporains. Les commissaires, Antonia Hoerschelmann et Dieter Buchhart, l’annoncent : « Le Cri, Mélancolie, La Puberté et Jalousie négocient à eux seuls avec justesse les émotions qu’ils évoquent et continuent de captiver les spectateurs jusqu’à aujourd’hui. Mais Munch est également moderne, révolutionnaire et novateur dans son utilisation des techniques traditionnellement à sa disposition en tant que peintre, dessinateur, aquarelliste et graveur. » Le choix est original, car habituellement c’est le lien entre Munch, les symbolistes et les expressionnistes que l’on étudie. Il est risqué toutefois, puisque la mise en regard s’opère à plusieurs niveaux : citations des œuvres phares, des influences stylistiques et des techniques, des écrits des créateurs ; ou confrontation relativement à cette notion, beaucoup plus vague, du partage de sensations. Sont ainsi proposées les œuvres de sept artistes qui, d’une manière ou d’autre, se sont inspirés de celle du maître : Andy Warhol, Jasper Johns, Georg Baselitz ou, plus récemment, Marlene Dumas, Peter Doig, Miriam Cahn et Tracey Emin.

Expression d’une détresse

Le parcours alterne les œuvres de Munch et celles – séparées – des « suiveurs ». Sans doute, cette scénographie permet-elle des face-à-face bien distincts. Cependant, des regroupements thématiques auraient pu donner des résultats plus complexes et plus riches. Par exemple autour de ce sentiment qui caractérise l’ensemble de la production picturale de Munch : la solitude mélancolique. Dans ses tableaux dominent les grandes lignes courbes et les zones de couleurs crues et blafardes, traitées par une simplification et une stylisation qui font l’impasse sur les détails. L’artiste valorise ainsi la subjectivité afin de provoquer une émotion chez le spectateur. Des motifs reviennent : un paysage marin, un couchant regardé en face, une route enneigée, une nuit sombre. Les rares personnages figurés sont souvent liés à la mort, à la maladie, à l’angoisse ou à une déception amoureuse. Sans être systématique, cette impitoyable condition humaine est présente également chez les trois artistes femmes exposées à l’Albertina.

Avec Marlene Dumas, ni excès ni brutalité ; des figures isolées ou en groupe, un visage, un corps, quelques couleurs souvent délavées, épuisées. La légère disjonction entre le contour et la chair, en gris sale, fait apparaître les corps comme inachevés, dilués, vidés de toute substance, telles des configurations résiduelles. Aux images de la violence se substitue la violence des images, plus difficile à cerner (Madonna, 1998). Les silhouettes fantomatiques de Miriam Cahn, des figures diaphanes aux visages ectoplasmiques, dégagent une détresse évidente. Les yeux écarquillés, les mains placées devant le corps ou soulevées comme en signe de capitulation laissent peu de doute quant à leur situation (Hands up !, 2014, [voir ill.]). Avec Tracey Emin enfin, les traces qui s’enchevêtrent sont d’une violence véhémente. Les lignes entrelacées forment des corps déchiquetés, noués, sans contours déterminés (This was the beginning, 2020). L’émotion et la solitude dominent chez cette plasticienne née en 1963, soit cent ans après la naissance de Munch.

Un Cri « flashy »

Violente, l’œuvre de Baselitz l’est aussi. Mais le point commun entre son « ancêtre » et lui est une technique presque sérielle, à savoir la reprise à des années d’intervalle d’un motif semblable – le peintre allemand parle de « remix ». L’un et l’autre sont adeptes des forêts – denses chez Baselitz, clairsemées chez Munch. Ailleurs, dans une toile nommée Edvard’s Spirit (1983), le visage torturé du père du célèbre Cri surgit dans un corps peint à l’envers. Le Cri justement, ici absent, est remplacé non seulement par une lithographie réalisée par Munch, mais surtout par une série de sérigraphies aux couleurs « flashy » élaborée par Warhol en 1984. L’artiste américain reprend cette image iconique reproduite à l’infini dans une sorte de filiation irrespectueuse, entre hommage et ironie. Fidèle à l’esprit du pop art, Warhol s’approprie ces clichés de clichés pour mieux en neutraliser la substance ; le mythe romantique de l’artiste-démiurge s’efface à l’ère de la reproductibilité. Mentionnons encore les paysages de Peter Doig dont l’univers enchanté – légèrement kitch – est bien éloigné de celui de Munch. Si, comme l’indique le catalogue, l’un comme l’autre font appel à la photographie, ils sont en bonne compagnie. Nombreux, en effet, sont les artistes qui utilisent des sources photographiques dans leur pratique picturale. Enfin, le rapprochement inattendu avec Johns, qui interprète un détail décoratif d’un tableau de Munch dans un style abstrait, ferait peut-être sourire, une fois n’est pas coutume, l’artiste venu du Nord.

Edvard Munch. En dialogue,
jusqu’au 19 juin, Albertina Museum, Albertinaplatz 1, Vienne, Autriche.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°585 du 18 mars 2022, avec le titre suivant : Edvard Munch et ses « épigones »

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