Ben - L’« ego » système appliqué à la lettre

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 23 février 2010 - 1615 mots

À 75 ans, Ben n’a rien perdu ni de sa verve, ni de son énergie. Invité du musée d’Art contemporain de Lyon, le Niçois en occupe la totalité des espaces dans une impressionnante profusion. Un « strip-tease intégral » promet l’exposition.

Stop ! regardez cette page fixement 1 minute puis refermez ce catalogue il y en a déjà trop Ben 95 ». Manuscrite, reproduite en noir sur fond blanc dès le début de l’ouvrage de l’exposition qui lui avait été consacrée il y a quinze ans à Marseille, cette formule de Ben est un manifeste. Comme toutes celles qui l’ont précédée, comme toutes celles qui ont suivi et comme toutes celles qui suivront. Le mot, la parole sont à Ben ce qu’une couleur – le bleu de Klein – ou une forme – les compressions de César – sont à d’autres. Ils sont tout à la fois son matériau de prédilection et sa signature, jusqu’à ce point même d’avoir fait un tableau sur lequel était tout simplement inscrit : « Signé Ben ». Deux mots et tout est dit, ce qui est pour le moins paradoxal quand on sait que son œuvre en appelle à la profusion, au débordement tous azimuts et, pour tout dire, à l’invasion.
 
Justement, annoncée par le slogan « Ben envahit Lyon le… », l’exposition lyonnaise se veut une « Rétrospective Ben », l’occasion de présenter « enfin tout Ben, depuis ses débuts dans l’esprit Fluxus jusqu’aux créations les plus récentes ». Mais peut-on vraiment présenter « tout Ben » ? Oui et non. « Plus de 3 000 m2, ce sera ma plus grande et plus importante expo, enfin assez de place pour tout dire, tout montrer […], affirmait-il encore tout récemment dans sa fameuse newsletter, je sais que j’en mets toujours trop mais ce sera riche : plus de 60 thèmes et 589 idées différentes. »

Il est comme ça Ben, un véritable envahisseur. Quand on lui donne la parole, il la prend et ne la lâche plus. Quand on lui offre un mur, il le recouvre à saturation d’écritures. Quand on lui propose d’occuper un espace, il l’emplit jusqu’à ras bords. Il n’y va d’aucune agression mais bien plutôt d’une générosité sans borne, voire d’une façon de don de soi. En fait, quelque chose d’une impatiente panique l’anime au plus profond de lui et c’est pourquoi il n’a de cesse d’avoir un avis sur tout, de toujours chercher à interpeller l’autre, de provoquer la discussion en organisant des « pour ou contre ». Ben n’est jamais en repos. Toujours en pensée et en acte. Sur la brèche 24 heures sur 24.

Au commencement, un petit magasin de disques
Né à Naples en 1935, dans une famille de peintres suisses, Ben, de son véritable nom Benjamin Vautier, mène une enfance et une adolescence nomades suite après la séparation de ses parents. La mère et le fils vivront ainsi successivement en Turquie puis en Égypte pour revenir à Naples puis à Lausanne et s’installer enfin à Nice en 1949. Perturbé par ces changements permanents, Ben ne trouve pas son compte à l’école, d’autant qu’on se moque de son accent mêlé.
 
Placé comme garçon de courses dans une librairie, Ben mène très tôt une vie marginale puis, la vingtaine arrivée, s’éveille à la peinture, à la politique et à la philosophie. Atteint du syndrome de l’originalité, il cherche à se montrer et s’invente mille attitudes pour se faire remarquer.

En 1955, Ben fait deux rencontres qui seront déterminantes pour son avenir : celle de Robert Malaval, tout d’abord, avec lequel il ouvre une boîte de nuit ; celle de François Fontan, ensuite, qui le convaincra de la réalité des ethnies. Très vite, il élabore une thèse fondée sur l’idée « que tout art doit apporter un choc et être nouveau » – ce qu’il nommera sa « théorie du choc » – et trouve dans la banane une forme qui répond à ses yeux à cette esthétique. Dès lors, il en multiplie l’image comme une sorte de slogan qui le signe.
 
Au fil du temps, Ben qui a fait la connaissance d’Arman prend à son compte une petite librairie papeterie. Faute de succès, il la transforme en un magasin de disques dont il décore la façade de tout et de rien. Celui-ci devient alors le lieu de rencontre de tous les jeunes qui font du neuf et l’artiste s’impose comme la figure prospective d’une activité qui prendra au fil du temps des formes diverses et variées. Ainsi son art est-il marqué au début des années 1960 par la notion d’appropriation et du concept de « tout est art » et du tout possible en art.

Fluxus, l’art, la vie et les produits dérivés
Sa rencontre avec George Maciunas, fondateur du mouvement Fluxus, conforte sa recherche de postures extrêmes en art. Au sein de ce dernier, ses relations privilégiées avec Filliou et Brecht débouchent sur la création à Villefranche-sur-Mer de « La Cédille qui sourit », lieu polyvalent d’agitation culturelle où Ben réalise en 1966 sa première exposition. Il développe alors sa démarche dans cette intention de plus en plus marquée de faire que vie et art soient intimement intriqués. Toutefois, à la recherche d’une situation post-duchampienne, Ben est accaparé par le doute, soucieux de trouver non pas une forme mais une juste attitude.

Invité par Harald Szeemann à la fameuse Documenta de 1972, il déroule au-dessus du musée une immense banderole frappée de l’inscription « l’art est inutile », comme il l’avait fait deux ans auparavant lors de sa première exposition parisienne chez le tout jeune Daniel Templon.
 
À partir de cette année, son activité artistique prend le pas sur celle du magasin de disques qu’il décide de démonter pour l’exposer. En 1975, Pontus Hultén, directeur du Musée national d’art moderne, s’en porte acquéreur, prouvant par là la place éminemment importante de la démarche de Ben. Avec les années 1980, si Ben gagne en reconnaissance et contribue à l’avènement de la « Figuration libre » – c’est lui qui en crée verbalement le concept –, il prend ses distances par rapport à l’institution, comme s’il craignait d’être récupéré, pour se concentrer sur la question des ethnies.
 
Malgré tout, Ben ne résiste pas à l’effervescence ambiante de la décennie et il se laisse notamment entraîner dans toute une économie de produits dérivés qui lui confèrent une incroyable médiatisation et une notoriété publique sans égale. Tout en poursuivant son combat à propos des minorités – car c’en est un au sens le plus noble du terme –, il multiplie actions et surtout écriture, cherchant à mettre en valeur une idée neuve pour chacune de ses expositions, et, chaque fois, ses interventions font mouche : « Il faut se méfier des mots » (Galerie Catherine Issert, 1992) ; « La suisse n’existe pas » (Pavillon de la Suisse, Exposition universelle à Séville, 1992) ; « À bas la culture » (Galerie Templon, 1994) ; « Ben, pour ou contre – une rétrospective » (Mac, Marseille, 1995).
 
Quand Internet s’ouvre au monde, Ben s’y engouffre avec passion, lui, l’accro de l’échange et de la prise de parole. Il ne tarde pas à créer son propre site et à s’inventer une newsletter à laquelle il abonne toutes les adresses mail qui passent par la sienne. Ce qui n’est pas sans lui coûter quelques censures parfois du fait d’une appropriation à sens unique !

Des questions sans réponses, loin de toute philosophie
Au tournant du siècle, le regain d’intérêt que connaît Fluxus sur le plan international l’amène à participer à de très nombreuses expositions à travers le monde. Un monde auquel il décide de dédier un lieu propre à Nice, en 1997, en créant le « Centre du Monde ». Ben ne fait là qu’agir dans la parfaite logique de cette esthétique de l’Ego qui fonde son art et qu’il n’a de cesse de revendiquer, sans pour autant négliger l’autre et s’appliquer toujours à le sonder sur tout et rien.

Car tel est le paradoxe de cet artiste touche-à-tout et ingénieux, sinon de génie. Impatient de tout expérimenter et de tout savoir. Tout à la fois éparpillé et très organisé. Sûr de lui et profondément angoissé. Agitateur impénitent et doux comme un agneau. Capable des pires embardées verbales.
 
Inventeur, mystificateur, râleur, Ben vit la vie à cent à l’heure, toujours prêt à se saisir du moindre éclat innovant. Chacun des mots qu’il emploie opère comme l’écho multiplié d’une pensée qui fuse, provoque, interpelle, qui est pour, qui est contre, bref qui se décline à l’infini et qui occupe l’espace sans jamais laisser à l’esprit le moindre repos. Et l’œuvre qui en résulte est forte d’une impressionnante capacité au renouvellement, à la remise en question, dans cette façon si singulière qu’elle a de frapper, blanc sur noir ou sur couleur.
 
Dire de Ben qu’il y a un Socrate en lui qui sommeille, c’est soit faire du Grec un agitateur qu’il n’est pas, soit faire du Niçois d’adoption un philosophe qu’il se refuse à être. En fait, Ben ne détient aucune réponse. Il se contente de poser des questions, fidèle en cela au vieil adage qui prétend que ce n’est pas tant la réponse qui importe que la question.

Biographie

1935
Naissance à Naples.

1949
S’installe à Nice.

1964
Fluxus. Actions de rue : s’installe à la sortie d’une galerie pour signer les tableaux d’autres artistes.

Années 1980
Pense abandonner l’art pour se consacrer à la défense des minorités régionales.

Depuis 1986
Pour populariser l’art, décline son écriture sur des produits dérivés : agendas, trousses, T-shirts, etc.

1996
Lancement de son site Internet, véritable espace de libre expression et œuvre d’art.

2007
Pour le tramway de Nice, Ben prête entre autres sa voix pour les annonces faites aux passagers.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. Rétrospective Ben, « Strip-tease intégral », du 3 mars au 11 juillet 2010. Musée d’Art contemporain, Lyon. Du mercredi au vendredi de 12 h à 19 h ; dès 10 h le samedi et dimanche. Tarifs : 8 et 6 €. www.mac-lyon.com

Ben met le « baz’art » sur la toile. Pour prendre toute la mesure de l’énergie de Ben, rendez-vous sur son site Internet www.ben-vautier.com. Ludique, cet espace d’expression est une œuvre d’art à part entière dans laquelle le visiteur se retrouve au beau milieu des pensées de l’artiste. Il s’agit dès lors de se laisser guider par la curiosité et de cliquer au hasard sur des liens aux titres saugrenus qui révèleront ses fameux aphorismes. Ici, Ben partage avec les internautes ses opinions sur la société et l’existence. Mais il faut bien l’admettre, cela fait un peu café du commerce.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°622 du 1 mars 2010, avec le titre suivant : Ben - L’« ego » système appliqué à la lettre

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