Eric Mézil : Quand les artistes collectionnent

L'ŒIL

Le 1 juillet 2001 - 1455 mots

A l’Hôtel de Caumont, en Avignon, où est conservée la collection privée du galeriste Yvon Lambert, sont exposées les collections de 40 artistes contemporains tels que Nan Goldin, Arman ou Louise Bourgeois.
Entretien avec Eric Mézil, directeur de la Collection Lambert et commissaire de l’exposition.

Cézanne ouvre l’exposition avec deux Baigneuses ayant appartenu à Picasso et à Matisse, et trois dessins prêtés par Jasper Johns. Quel sens donner à ce choix : la collection comme exercice d’admiration ?
Réunir Picasso, Matisse et Jasper Johns autour de Cézanne revient pour nous à inscrire dans une histoire la présentation de 400 œuvres possédées par des artistes contemporains. Les artistes ont toujours collectionné leurs pairs, mais de différentes manières. Degas, Caillebotte et Monet en ont fourni un exemple au XIXe siècle, exemple que nous avons gardé en mémoire dans la préparation de l’exposition. Ouvrir sur cet ensemble exceptionnel est un exercice d’admiration bien sûr, qui est fréquent mais pas systématique. Souvent intervient une dimension très affective. Quand il évoque sa collection, Francesco Clemente parle de ses « pères » (De Kooning, Twombly, Beuys, Warhol), de ses « frères » (Schnabel, Kiefer) et de ses « potes » (Basquiat, Haring). Les lieux où vit Nan Goldin sont remplis de photographies de Lewis Caroll, Diane Arbus, Lisette Model, qu’elle a choisies avec un grand discernement. Ils sont aussi remplis d’œuvres qui lui ont été offertes par des amis et auxquelles elle tient beaucoup, même si elles ne se situent pas au même niveau. On les retrouve en Avignon.

Hormis Matisse et Picasso, les 40 collectionneurs présents sont des artistes contemporains internationaux. Comment les avez-vous choisis ?
Le point de départ, ce sont les artistes de la Collection Lambert. Ensuite, le bouche-à-oreille et les réseaux d’amitié ont fonctionné rapidement. Louise Bourgeois nous a envoyés chez Roni Horn, par exemple.

Vous montrez quelques pièces, parfois une seule, de chaque collection. Comment s’est effectuée la sélection ? Quelques options, un Philippe Thomas pour Lavier, 13 Gérard Deschamps pour Jean-Pierre Raynaud, Guy Debord et les situationnistes pour Buren, semblent indiquer un volontarisme de la part de certains artistes.
Ce que l’on voit de chaque collection résulte d’une concertation qui prend en compte notre propre désir de montrer au public des œuvres inédites (et elles sont nombreuses dans l’exposition), ou qui peuvent surprendre de la part de tel ou tel artiste. J’ai ainsi demandé à Jasper Johns, qui a réuni une grande collection d’amateur au sens classique du terme, de nous prêter un Kim Jones, un jeune artiste peu connu auquel il s’intéresse. D’un autre côté, lorsque Jean-Pierre Raynaud, qui possède nombre d’œuvres magnifiques, choisit de montrer tous les Gérard Deschamps de sa collection parce qu’il estime que cet artiste n’a pas la place qu’il mérite, nous avons accompagné ce parti pris.

Etre artiste implique-t-il une manière particulière de collectionner qui donnerait son sens au titre « Collections d’artistes » ? Les artistes sont-ils plus à même de décanter l’art d’une époque ?
Ce qui fait la singularité de ces collections, c’est la manière dont elles se constituent, la part de familiarité dans les relations des artistes entre eux ou avec leurs marchands, qui s’exprime par des cadeaux ou des échanges. Les œuvres n’y entrent pas souvent de manière anonyme, elles participent d’une histoire et souvent elles ont une histoire, liée à des anecdotes. C’est ce caractère personnel, intime quelquefois, qui les distingue. Certains artistes ne possèdent que quelques pièces qu’ils conservent à l’abri des regards pour une sorte de conversation secrète, comme Roni Horn. Jasper Johns, qui ne se prétend pas collectionneur mais simple amoureux de l’art, a, comme Sol LeWitt, constitué un ensemble témoignant d’une réflexion véritable sur l’histoire de l’art. Certains ont été clairement des découvreurs. Je pense à Jonas Mekas qui fut le premier à montrer les films de Warhol. Nan Goldin, aujourd’hui, joue un peu ce rôle pour les jeunes artistes.

Arman et Gottfried Honegger ont, pour l’art africain et l’art concret, réuni des ensembles considérables auxquels des musées spécifiques seront consacrés. Leurs collections sont-elles présentées de la même façon que celles qui ne comportent que quelques pièces ?
Les choix que nous avons opérés dans chaque collection ne l’ont pas été avec l’intention d’en refléter l’ampleur, mais simplement la nature et l’esprit. Certains artistes ont consenti des prêts importants en nombre, d’autres pas. La manière dont nous les montrons fait que, de toute façon, très peu d’entre elles peuvent être appréhendées dans leur globalité.

Pour « Passions privées » en 1996, le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris avait réservé un espace spécifique à chaque collectionneur.
Votre parcours est plus composite, il fait la part belle aux supports (photos, dessins), aux thèmes (surréalisme, art et littérature), aux accrochages personnels, aux cabinets de curiosité.
Pour quelle raison ?
Nous avons repris le principe de présentation de la Collection Lambert à l’hôtel Caumont, qui est celui de rapprochements éclairants entre les œuvres. Notre choix aboutit à moins mettre en avant les artistes collectionneurs et leur patrimoine que les artistes collectionnés et leur travail. Nous n’avons pas souhaité proposer une addition de prêteurs où la seule question à satisfaire serait « qui collectionne quoi ? ». La réponse figurera sur les cartels.

Une évidence s’impose : les artistes d’aujourd’hui ne collectionnent pas seulement l’art contemporain.
L’art contemporain représente environ la moitié de l’accrochage, mais certains artistes, Ellsworth Kelly par exemple, n’ont aucune œuvre contemporaine chez eux. Le XIXe siècle, l’art moderne sont très présents, quelquefois moins en raison de l’époque elle-même que des affinités avec l’univers de l’artiste. C’est évident pour les objets religieux que collectionne Andres Serrano ou pour les estampes prêtées par Louise Bourgeois.

Il existe néanmoins des points de convergence. La photographie et le dessin, par exemple, sont très représentés. Et il y a des artistes récurrents comme Nan Goldin, Andy Warhol, Robert Mapplethorpe...
La photo et le dessin se prêtent facilement au don ou à l’échange. Ce sont aussi des esquisses qui conviennent à l’expression de l’intime, c’est pourquoi on les retrouve souvent ici. Warhol, Mapplethorpe et Nan Goldin sont des portraitistes de leur temps, et notamment du milieu de l’art, leurs œuvres se retrouvent partout. En fait, ils sont plutôt moins représentés dans l’exposition que dans la réalité. Ces artistes-là comptent beaucoup pour les autres artistes.

La part des objets anonymes est aussi très importante : les mèches de cheveux d’enfants morts recherchées par Nan Goldin, les objets naturalistes qu’aime Miquel Barceló, la folie d’Arman pour les sculptures africaines. Avec eux, n’entre-t-on pas véritablement dans le registre de l’intime ?
La forme ancienne du cabinet de curiosité que nous avons adoptée pour ces objets s’adapte bien à ces regroupements où l’on trouve les éléments les plus divers, ouvrant des fenêtres sur la personnalité de certains artistes et qui sont vraiment leurs territoires secrets. Ainsi, le corridor tendu de noir où David Amstrong accroche des icônes gays, célèbres ou inconnues, qu’il conçoit comme une préfiguration d’un futur musée consacré à ses œuvres.

Leurs collections apportent-elles quelque chose à la connaissance que l’on a de ces artistes,
de leur œuvre et de leur personnalité ?
Dans certains cas c’est évident. Par exemple, le choix très précis fait par Jan Fabre d’œuvres sur papier réalisées par des artistes belges, de Khnopff à Panamarenko, apparaît comme un miroir intime de la genèse de son travail, un reflet parfait de son œuvre. Les petites haches indiennes rassemblées par Ellsworth Kelly, si proches de ce qu’il fait lui-même, les pierres de rêve chinoises de Brice Marden, sont du même ordre. Dans d’autres cas, comme chez Schnabel, la collection semble être un aliment de l’œuvre, ou même être assimilée par elle, comme le sont les pièces africaines chez Arman. Mais parfois, la relation de l’artiste à sa collection demeure mystérieuse, opaque.

« Si une accumulation reflète une vie, la qualité de cette accumulation reflète la qualité de cette vie », dit Lawrence Weiner. La qualité d’une collection ne se mesure-t-elle pas aussi à la relation que le collectionneur entretient avec elle, telle qu’on la mesure dans l’Album de famille constitué par Felix Gonzales-Torres avec les images de ses robots ?
Il est certain que des artistes très médiocres ont été de grands collectionneurs, et que l’inverse peut être vrai. Pour Daniel Buren et Jasper Johns, mener de front un vrai travail d’artiste et la constitution d’une collection est une chose impossible. Il ne peut y avoir de place pour ces deux activités car elles sont incompatibles. Collectionner peut vous absorber totalement. Arman ne le démentirait pas. En fait, l’intérêt de cette exposition, c’est d’offrir une richesse de points de vue sur le sujet que nous n’avions fait qu’entrevoir au démarrage du projet.

- AVIGNON, Musée d’Art contemporain- collection Lambert, Hôtel de Caumont, 5, rue Violette, tél. 04 90 16 56 20, 22 juin-15 octobre.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°528 du 1 juillet 2001, avec le titre suivant : Eric Mézil : Quand les artistes collectionnent

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