Une guerre froide et esthétique

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 28 octobre 2008 - 787 mots

Le Victoria & Albert Museum à Londres propose une histoire comparée du design dans les deux blocs.

LONDRES - Les objets sont parfois à même de véhiculer une idéologie. Pour preuve : cette vaste exposition sur le design au temps de la guerre froide concoctée par le Victoria & Albert Museum de Londres et intitulée « Cold War Modern ». Quelque trois cents pièces – objet, meuble, maquette, affiche, peinture, sculpture… – datant de 1945 à 1970 évoquent la compétition idéologique et esthétique sans merci que se sont livrées les deux superpuissances issues de la Seconde Guerre mondiale, l’URSS et les États-Unis, en vue d’élargir leur propre sphère d’influence. La démonstration est captivante, car tous les moyens furent bons pour distiller la propagande. L’enjeu : une vision de la modernité. Chacun la sienne s’entend. Dès 1945, au moment où s’enclenche la course effrénée à l’armement, les deux blocs entament en parallèle une bataille culturelle. À l’Est, le réalisme socialiste, tel que vanté par cette affiche lyrique du Tchécoslovaque Karel Sourek, intitulée Salut à l’armée rouge, protectrice du Nouveau Monde. À l’Ouest, l’abstraction, comme cette affiche stylisée du Suisse Max Bill : USA Baut [« Les États-Unis construisent »]. L’épicentre de cette guerre froide esthétique est Berlin, métropole partagée entre les puissances victorieuses de 1945. À l’Est, les monumentaux « palais des travailleurs » plantés le long des deux kilomètres de la Stalinallee. À l’Ouest, les constructions Interbau signées par les stars du modernisme (Jacobsen, Niemeyer, Aalto, Le Corbusier, Gropius…). Le choc est frontal. En témoignent ces films de propagande d’époque, en noir et blanc, projetés en vis-à-vis. Seuls quelques infimes îlots, à l’Est, résistent au réalisme socialiste. Ainsi en est-il, par exemple, d’Exat 51, un collectif d’artistes et d’architectes de Zagreb (en Croatie, mais à l’époque en Yougoslavie), dont on peut voir ici l’étonnante production.

Entre terreur et utopie
Paradoxe : cette vie nouvelle et « moderne » semble autant promise à l’utopie qu’à la catastrophe. Dès 1949, en effet, les deux blocs disposent d’un arsenal suffisant – l’arme atomique – pour s’annihiler l’un et l’autre. Le grand optimisme le dispute donc à la menace. En témoignent ces projets d’abris antiatomiques ou cette basilique dessinée par Le Corbusier, encore lui, littéralement enfouie dans la montagne. Mais cette période de l’après-guerre est surtout placée sous le signe d’une accélération de la recherche technologique et des lancements d’ambitieux programmes spatiaux. Nombre de technologies développées pour un usage militaire trouvent une voie dans la vie quotidienne. Aux États-Unis, les designers Charles et Ray Eames usent de la fibre de verre issue de l’industrie des radars pour concevoir des fauteuils-coques. Procédé repris ultérieurement par le Polonais Roman Modzelewski. Les usines d’armement, elles, se recyclent dans le véhicule utilitaire, produisent la Vespa, le deux-roues adapté des scooters des parachutistes américains, ou le Kabinenroller (Messerschmitt), trois-roues ressemblant à un avion sans ailes.
Chacun croit dur comme fer en « sa » modernité. En 1959, lors d’une Exposition nationale américaine à Moscou, un épisode baptisé « La Controverse des cuisines » donnera lieu à une « passe d’armes » amusante entre le premier secrétaire russe Nikita Krouchtchev et le vice-président américain Richard Nixon, chacun arguant des mérites respectifs du socialisme et du capitalisme. Nixon : « Ne serait-il pas préférable de concourir dans les mérites relatifs des machines à laver que dans la taille des fusées ? » En 1962, Chostakovitch, lui, compose la comédie musicale Cheremushki [« Quartier des Cerises »] : on y voit un couple, ébahi, danser dans un logement flambant neuf truffé de meubles dernier cri, promesse d’une domesticité moderne sous l’ère Krouchtchev.
Le point fort de la présentation est à n’en point douter cette incroyable course à l’espace. Celle-ci se déroule non seulement dans les airs – le premier satellite au monde, Spoutnik, est russe, en 1957 –, mais sur terre aussi à travers notamment les projets de tours de télécommunications. C’est à celui qui touchera le ciel le premier. À la BT Tower hissée, à Londres, répond ainsi la Ostankino TV Tower, à Moscou. L’espace est désormais dans toutes les têtes. Il faudra néanmoins attendre la fin des années 1960, bousculées par les idéaux révolutionnaires, pour voir rejeter les deux caractéristiques phares de la compétition de la guerre froide : militarisme et consumérisme. Réapparaissent alors les dômes géodésiques (Buckminster Fuller) et autres constructions gonflables, jadis utilisés par les militaires mais réinterprétés, cette fois, comme des outils pour une vie nomade, voire comme des instruments pour libérer le corps et l’esprit. L’heure est alors bénie pour les dernières utopies

COLD WAR MODERN, DESIGN 1945-1970, jusqu’au 11 janvier 2009, Victoria & Albert Museum, Cromwell Road, Londres, www.vam.co.uk. Catalogue aux éditions V & A, 320 pages, 24,99 livres sterling, ISBN 978-1-851-77570-5.

COLD WAR MODERN

- Commissaires de l’exposition : Jane Pavitt du département Recherche du V & A et de l’Université de Brighton ; David Crowley du Royal College of Art de Londres
- Scénographie : Universal Design Studio
- Identité visuelle : Bibliothèque
- Nombre de pièces : 300
- Nombre de salles : 8

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°290 du 31 octobre 2008, avec le titre suivant : Une guerre froide et esthétique

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