Trop de tout, Valère Novarina

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 16 février 2017 - 1902 mots

Issu d’une famille de créateurs, le dramaturge est aussi un peintre, un dessinateur et un performer graphique qui ne fait pas de distinction entre ces différentes pratiques d’expressions.

Il vient de déménager. Il a quitté la petite maison de l’est parisien qu’il occupait depuis de très nombreuses années pour s’installer dans celle qui servait jadis de bureau à son père, architecte, à l’opposé de la capitale. À l’écart des rumeurs de la ville, sa nouvelle demeure, plus grande, répond aux besoins qu’il avait d’espace. Ses volumes spacieux et lumineux vont lui permettre de travailler tout à son aise les trois exercices qui sont les siens : l’écriture – le plus important –, le dessin et la peinture. Tout en même temps. Pas encore vraiment installé, Valère Novarina est toutefois aux anges. Il vous fait découvrir comment il a organisé l’espace entre les parties privées et studieuses. Il est impatient que plus un carton ne traîne, de pouvoir ranger ses bibliothèques et que les petits travaux d’aménagement ici et là soient terminés, bref qu’il prenne ses marques et se mette au travail. Mais déjà, là où il vous invite à le suivre, la table à bascule paternelle qu’il a conservée et à laquelle il aime travailler debout, un bureau plat couvert de piles de livres, une autre table à tréteaux avec tout plein de dossiers et quelques étagères, d’ores et déjà occupées, signalent une prise de possession des lieux.

Le cirque, « véritable art »
Né à Genève en 1947, Valère Novarina est originaire du pays du Chablais français qui s’étend entre le lac Léman et la vallée du Giffre et dont la capitale est Thonon-les-Bains. Entre port et montagnes, là même où son père a marqué le territoire de son empreinte, c’est là qu’il a grandi jusqu’à la fin de ses études secondaires. Si le touriste s’empresse aujourd’hui de visiter la basilique Saint-François-de-Sales pour voir le Chemin de croix que Maurice Denis a terminé un mois avant sa mort, en 1943, un jour peut-être il ira un peu plus loin pousser la porte d’une petite maison pour y découvrir, dans l’atelier d’un ami de Valère, l’étonnante frise de figures schématiques qu’il y a peinte. D’une grande sobriété, celle-ci présente toutes les caractéristiques de son style tant littéraire que graphique : une forme d’écriture dynamique qui ne raconte aucune histoire, laissant le regard libre de s’en inventer une s’il lui plaît.

Il a beau vivre à Paris, Thonon-les-Bains, le Chablais, la Haute-Savoie, c’est son pays. Il adore y aller, boire un verre avec ses amis, aller écouter au café les vieux parler le patois. Il y possède, au col du Feu, un petit chalet très rudimentaire, perché dans les montagnes, où il aime s’isoler. Les Novarina, dont le nom est italien, viennent de la région du Valsesia, entre Val d’Aoste et Val d’Orta, dont la réputation est d’être une vraie pépinière d’artistes. À fouiller la généalogie de la famille, on trouve d’ailleurs toute une tribu aux pratiques les plus variées : des peintres comme Constant Rey-Millet, cousin germain de Maurice, ou Madeleine, la sœur de ce dernier, épouse de Sarane Alexandrian, historien d’art du surréalisme ; des sculpteurs comme le frère de Valère ; des acteurs et des poètes, comme sa mère ou le frère de celle-ci… Bref, une véritable saga dont la figure paternelle de l’architecte s’est imposée à l’histoire au regard d’une esthétique propre aux années d’après-guerre.

Est-ce ce contexte qui a conduit Valère Novarina sur les chemins de la création ? Il est toujours facile d’affirmer la force de l’atavisme, mais l’artiste ne manque jamais de rappeler deux souvenirs qui pourraient bien passer pour fondateurs. Il se souvient, enfant, avoir vu Rey-Millet deux fois, la première à l’atelier et, la seconde, alité dans son lit en train de faire des dessins : « Ça m’a fortement marqué », dit-il. À cela, Novarina ajoute qu’il allait aussi souvent chez sa tante, à Thonon, et que « tout au fond du jardin, il y avait un petit cabanon, comme un petit îlot. Je me suis dit que c’était comme ça que j’aimerais vivre. Pas forcément être peintre, mais avoir mon île. »

Des anecdotes, le dramaturge-peintre-dessinateur en a plein la tête et il adore les partager. Il raconte encore comment son père, à table, « nous disait, à mon frère et à moi, que le théâtre ne valait pas grand-chose et que le noble art, c’était le cirque ». Valère avoue que cela a changé quelque chose dans sa façon de penser le monde et qu’à ses acteurs, il en parle beaucoup « parce qu’au cirque, chacun qui entre dans l’arène apporte son espace : le dompteur, la circularité ; les clowns, la terre ; les trapézistes, les cieux, etc. » Et de préciser : « Je suis bien incapable de parler aux acteurs de mes textes, mais je leur parle sans cesse du drame de l’espace. »

Performances graphiques
Si Novarina, qui a tout d’abord voulu être acteur, ne fait pas de distinction entre les différentes pratiques qui sont les siennes, force est de considérer qu’il a gagné sa notoriété par le théâtre. Étudiant, il a consacré sa maîtrise à Antonin Artaud pour s’adonner très vite à une forme d’écriture invasive, fondée sur les modes de la litanie, de la liste et de l’énumération, à l’appui d’un verbe brut qui n’est pas sans rappeler tout autant Rabelais que les artistes chéris par Dubuffet. Qualifié de « comédie révolutionnaire », Le Babil des classes dangereuses, qu’il rédige en 1970-1972, se présente comme une encyclopédie des destins et des révoltes brisées traitant de l’injustice ordinaire et de la mesquine machinerie de la peur et de la survie. Une véritable logorrhée dont Novarina donna une lecture intégrale, en 1973, dans l’atelier de Jean-Marie Villégier, de 15 h 30 à 22 h !

Les années 1980 sont particulièrement prolifiques pour Valère Novarina. Il écrit et publie tout en même temps des monuments comme Le Drame de la vie (1984), Le Discours aux animaux (1984-1986) ou encore ce magnifique texte intitulé Pour Louis de Funès (1986), joué au Festival d’Avignon. Par ailleurs, dès 1978, Novarina réalise des sortes de performances graphiques au cours desquelles il n’arrête pas de dessiner. Ainsi, à La Rochelle, en 1983, dans la tour Saint-Nicolas, où il dessine les 2 587 personnages du Drame de la vie, de l’aube jusqu’au milieu de la nuit. Malgré cela, Novarina réfute l’idée performative : « Le sens de ces actions, dit-il, ça n’est pas du tout la performance, l’événement public, qui m’intéresse, mais la seule rapidité. La possibilité d’avoir autour de moi une petite usine humaine, une équipe hautement mobilisée (six accrocheurs, un gardien et une manipulatrice en chef) qui m’aide à travailler plus vite, à évacuer les feuilles, les faire sécher, désencombrer la table et me permettre de faire naître sans cesse mille figures qui disparaissent… » Qu’il entretienne , dès la fin des années 1970, une relation privilégiée avec Jean Dubuffet ne surprendra donc pas. Il faut relire à cet effet la remarquable interview qu’il a faite en 1982 dans la revue Flash Art avec le concepteur de l’Art brut, tout comme la correspondance échangée avec lui, récemment publiée.

Sur un tempo quelque peu similaire, mais plus individuel, Novarina exerce volontiers la peinture. Il a réalisé ainsi dans la même foulée, à Nuremberg, en 1988, tout un ensemble de toiles inspirées du Livre de Daniel. L’été 1995, il s’est enfermé pendant une semaine dans l’église des Célestins d’Avignon pour exécuter une toile de sept mètres par quatorze devant servir de décor à sa pièce La Chair de l’homme. À l’œuvre, toujours dans le défi, Novarina s’y met sans aucun préalable, de sorte à mieux laisser jaillir ce qui est en lui. « Il ne faut jamais savoir ce que l’on va peindre, dit-il. La peinture parlera à la fin. » Qu’elles soient graphiques ou peintes, ses figures semblent ainsi sourdre d’un monde intérieur profondément enfoui. Ce sont des silhouettes qui ne font que passer, les unes filiformes, les autres aux allures de personnages fantomatiques. « Si, dans les dessins, les titres viennent d’abord, engendrant le geste puis la forme, ils n’arrivent en revanche dans les peintures qu’à la fin d’un long processus de recherche et de fouille de la matière », note Gaëlle Rageot-Deshayes dans le catalogue de l’exposition qu’elle consacre à l’artiste au Musée de l’abbaye Sainte-Croix aux Sables-d’Olonne.

Alchimiste des mots et des images
Invité par Jean de Loisy à participer à l’exposition « La beauté » qu’il organise à Avignon dans le cadre du passage à l’an 2000, Valère Novarina rédige un texte intitulé Transfiguration qui illustre bien le côté « briseur de règles » que voit en lui le commissaire. Juste les premiers mots : « La lumière nuit. Entrent Purgatorius, Purgatorius ceratops, Purgatorius unio, Plesiadapis tricuspidens, Plesiadapis cookei, Adapis magnus, Adapis parisiensis… », et tout est en alternance avec des dialogues imprévisibles entre des protagonistes qui le sont tout autant. L’un de ses derniers opus – Le Vivier des noms – acte que, si la scène appartient au langage lui-même et que son écriture affronte et régénère la matière verbale, l’osmose est totale entre écriture, dessin et peinture tant sa démarche relève de l’idée d’œuvre d’art total. Valère Novarina raconte qu’il assiste à toutes les représentations de ses pièces. Il s’étonne que certaines phrases passent ou ne passent pas et trouve au final que « le théâtre est un laboratoire linguistique extraordinaire, un laboratoire à vif ». Il en parle alors comme d’un « instrument d’optique » pour ce que dans le mot de théâtre, comme dans théorie, il y a en grec celui de vu. « Pour les moines, au Moyen Âge, précise-t-il, théorie signifiait contemplation. Le théâtre, c’est l’endroit de la théorie de l’homme. »

Les cheveux poivre et sel, le front dégarni, le visage marqué, la voix grave, Valère Novarina qui porte un gros tricot de laine et un pantalon de velours noir passe plus pour quelqu’un de la campagne que de la ville. C’est à leur source commune qu’il se nourrit, aimant passer son temps à regarder les gens et à les écouter. Non qu’ils lui servent de modèles, mais il capte leurs paroles à partir desquelles son imaginaire va l’entraîner à donner forme à tout un monde de figures inventées. Comme ce jour, à Très-le-Mont, près d’Orcières, dans un bistro où il va souvent : « Je vois des gens qui ne disent rien. Donc je me dis qu’ils vont dire quelque chose d’important. J’écoute. Tout d’un coup, il y en a un qui s’exclame : “Il y a trop de tout.” Extraordinaire ! Il a résumé l’époque. » Il est comme ça Novarina. Il n’a rien perdu de sa capacité à l’émerveillement mais, surtout, il transforme tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend en d’improbables pépites verbales et plastiques. En véritable alchimiste des mots et des images.

Biographie

1947 - Naissance à Genève

Fin des années 1960 - Étudie la philosophie et la philologie à la Sorbonne et rédige un mémoire sur Antonin Artaud

1974 - Première pièce, L’Atelier volant, mise en scène par Jean-Pierre Sarrazac

1980 - Une journée de dessin, performance associant art plastique et art visuel à la Galerie Medamothi à Montpellier

2011 - Publie Le Babil des classes dangereuses

Janvier 2017 - Le Vivier des noms au Théâtre 71 à Malakoff (92). Exposition au Musée de l’abbaye Sainte-Croix (85)

« Valère Novarina. Disparaître sous toutes les formes » - Jusqu’au 28 mai 2017. Musée de l’abbaye Sainte-Croix, rue de Verdun, Les Sables-d’Olonne (85). Ouvert du mardi au vendredi de 14 h à 18 h et le week-end de 11 h à 13 h et de 14 h à 18 h. Tarifs : 3 et 5 €. Commissaire : Gaëlle Rageot-Deshayes. www.lemasc.fr

« Grand Format Valère Novarina » - Spectacles, lectures, conférence, jusqu’au 28 mai 2017. Le grand R, esplanade Jeannie-Mazurelle, rue Pierre-Bérégovoy, La Roche-sur-Yon (85) Programme complet : www.legrandr.com

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°699 du 1 mars 2017, avec le titre suivant : Trop de tout, Valère Novarina

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