La gravité, la pesanteur, la masse de l’acier, mais aussi l’équilibre ténu, ont été des composantes essentielles du travail de celui qui fut un sculpteur « total ».
Orient (États-Unis). Rien n’est plus éclairant pour comprendre l’aventure de la sculpture contemporaine que de suivre la carrière de Richard Serra, né en 1938 à San Francisco (Californie) et décédé à Orient (État de New York) le 26 mars 2024. Minimaliste, pionnier de l’informe et du process art, cinéaste mais surtout auteur de sculptures monumentales présentes dans des musées et dans l’espace public, lauréat du Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière à la 49e Biennale de Venise (2001), Serra a été tout cela. Après des études de lettres, il intègre le département des Beaux-Arts de l’université de Yale (New Haven, Connecticut), tout en travaillant dans une aciérie. Pas très étonnant quand on sait que son père avait un emploi dans les chantiers navals…
En 1965, marié à l’artiste Nancy Graves, il la suit à Paris où il découvre l’œuvre de Brancusi. Selon Serra, c’est la production plastique de l’artiste roumain qui a été l’élément déclencheur de sa carrière sculpturale.
De retour à New York, Serra fait appel à des matériaux inhabituels tels que le caoutchouc ou le plomb. Hand Catching Lead, une vidéo montrant sa main tentant sans succès de saisir des bouts de plomb qui chutent régulièrement, est devenue depuis une œuvre emblématique. Entre 1968 et 1969, il utilise le même vocabulaire que les artistes minimalistes, rassemblant des éléments usinés, des formes neutres parfois aussi simples que des tuyaux ou des morceaux de fer, des découpages et des pliages de métal anguleux ou ronds. Toutefois, à l’aide de ce vocabulaire réduit, Serra renouvelle la syntaxe plastique, rompt avec les compositions symétriques stables et propose des structures où les éléments n’adhèrent pas en permanence les uns aux autres et où les volumes se maintiennent en un équilibre ténu, fragile.
Ainsi, House of the Cards (1968-1998) est une construction semblable à un cube, mais dont les quatre lourdes plaques sont posées les unes contre les autres au lieu d’être fixées ensemble, et n’entretiennent en apparence que des rapports de contiguïté. Avec ces sculptures dénommées « Prop », l’énergie de la gravité et de la pesanteur devient une composante explicite de l’œuvre, directement ressentie telle une présence menaçante. Les travaux de Serra indiquent les possibilités virtuelles de leurs transformations dans l’espace et dans la durée. Ils privilégient ainsi les procédés non définitifs, dans une tentative de déconstruction de la vision du monde minimaliste.
Cependant, la défocalisation définitive de la matière arrive quand Serra investit directement le lieu de l’exposition avec ses Coulées et Éclaboussures ou encore ses « Scatter Pieces », des agrégats de caoutchouc. Ici, l’idée de la composition préétablie se voit remplacée par un procédé d’accumulation, par un travail constitué de masses et d’agrégats où, souvent, l’informe se substitue à une organisation précise.
Puis, dès 1970, Serra réalise des sculptures monumentales qui engagent un dialogue avec leur environnement. Leur taille imposante fait qu’elles pénètrent, découpent, articulent l’espace et déstabilisent les spectateurs. Des sculptures parfois dérangeantes littéralement, comme Tilted Arc (1981), un mur métallique incurvé de 36 m qui fut retiré de la Federal Plaza à Manhattan à la suite d’une pétition des riverains. Un destin partagé par Clara-Clara, installée en 1984 au jardin des Tuileries, à Paris, qui gît quelque part dans une réserve (alors que le bouquet kitschissime de Jeff Koons trône non loin des Champs-Élysées). Heureusement, le public français a pu faire connaissance avec l’œuvre de Serra lors de la deuxième édition de « Monumenta » (2008) où cinq plaques monumentales d’acier étaient dressées et alignées à intervalles réguliers dans la nef du Grand Palais (Promenade).
Les commandes affluent de partout, y compris pour le désert du Qatar. Sans aller si loin, on conseille pour admirer ce travail exceptionnel un voyage à Bilbao, en Espagne, où le Guggenheim local accueille une des œuvres les plus remarquables du XXe siècle, The Matter of Time (2005), baptisée familièrement « the Snake » (le Serpent). Cette constellation parfaite et inconnue – une magnifique suite de huit spirales – invite à une véritable déambulation. Sculpture ou installation, ici c’est le corps même du spectateur qui est engagé et non la seule sensation visuelle.
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Richard Serra (1938-2024)
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°631 du 12 avril 2024, avec le titre suivant : Richard Serra (1938-2024)