Art contemporain - Disparition

HOMMAGE

Pierre Soulages (1919-2022)

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 2 novembre 2022 - 1114 mots

L’artiste a su imposer sa vision de la peinture, suivant une trajectoire rectiligne et construisant une œuvre et un récit le consacrant de son vivant comme un géant.

À Sète, où il habitait avec son épouse Colette une maison face à la Méditerranée, le ballet des visiteurs était constant. On venait voir le maître du noir, célébré par le Louvre, à Paris, en 2019, à l’occasion de ses cent ans, et dont l’aura n’a jamais faibli. Pierre Soulages était le peintre français vivant le plus coté, sans doute aussi le plus populaire. Sa rétrospective au Centre Pompidou (2009-2010) avait attiré un demi-million de visiteurs. Du jamais vu.

Jusqu’à la fin de son existence, il continua à se rendre dans son atelier, où un assistant lui préparait des toiles : quelques-unes, réalisées entre 2019 et 2020 avaient été exposées en avril 2021 à Palm Beach, en Floride, où la galerie Lévy Gorvy présentait pour la première fois son travail, comme celui d’un nouveau talent. Il s’est éteint le 26 octobre dernier à l’âge de 102 ans.

Avant de devenir un monument national, Soulages fut un jeune peintre, le plus jeune, même, de ceux que réunit, en 1948, l’exposition allemande « Französische Abstrakte Malerei », qui le sélectionna parmi quelques représentants plus établis de l’abstraction. Ce fut alors une œuvre de cet artiste âgé de seulement 27 ans qui fut retenue pour l’affiche, reproduisant une de ses compositions sur papier réalisée au brou de noix. Son galeriste, Emmanuel Perrotin, affirme même que cette reproduction, envoyée au Art Club de New York, y fut épinglée au mur et que sa radicalité inspira des artistes tels que Franz Kline et Robert Motherwell. C’est du moins avec cette première exposition outre-Rhin que commence la trajectoire fulgurante du peintre, immédiatement reconnu à l’étranger. En Allemagne, mais aussi et surtout, aux États-Unis : il y fut introduit par James Johnson Sweeney (conservateur au MoMA de New York de 1935 à 1946, puis directeur du Guggenheim de 1952 à 1960), qu’il rencontre en 1948, puis fut représenté par le marchand Samuel Kootz, qui lui consacra son premier solo show en 1954. La plupart des tableaux de Soulages vendus par Kootz dans les années 1950 en Amérique le furent à des musées.

Le noir, le blanc, le bleu et l’« outrenoir »

Rien ne prédisposait cet enfant né à Rodez, au lendemain de la Première Guerre mondiale, à devenir artiste. La fascination pour les dolmens et l’art roman a contribué à éduquer son regard. Et c’est à la visite, adolescent, de l’abbaye de Conques qu’il disait devoir son premier choc esthétique. Au Musée Fenaille, à Rodez, pour célébrer son centenaire, furent ainsi présentés au milieu de statues-menhirs, d’une dalle gravée du Paléolithique et de monnaies gauloises, des objets de sa collection : figure d’ancêtre de Bornéo, volet de grenier dogon, crâne préhispanique en roche volcanique du Mexique, témoignant du goût du peintre pour les arts primitifs. Ces références ruthénoises et cet ancrage dans le passé lui ont valu, dès l’après-guerre, de s’inscrire en décalage avec la tradition picturale, lui octroyant une place à part dans le mouvement de l’abstraction. Lui-même qualifiait alors son art de « cistercien ». Au cours des décennies 1960-1970, ses toiles qui s’étirent à l’horizontale attestent d’une recherche de l’épure, d’une forme de dépouillement qui se traduit par un emploi limité des couleurs. Le noir, le blanc et le bleu dominent ses tableaux dont les formats s’agrandissent.

C’est en 1979 qu’il fait la découverte de ce qu’il appela l’« outrenoir », théorisé a posteriori comme une véritable épiphanie. « Un jour de janvier 1979, je peignais et la couleur noire avait envahi la toile. Cela me paraissait sans issue, sans espoir. Depuis des heures, je peignais, je déposais une sorte de pâte noire, je la retirais, j’en ajoutais encore et je la retirais. [...] Je suis allé dormir. Et quand, deux heures plus tard, je suis allé interroger ce que j’avais fait, j’ai vu un autre fonctionnement de la peinture : elle ne reposait plus sur des accords ou des contrastes fixes de couleurs, de clair et foncé, de noir et de couleur ou de noir et blanc. Mais plus que ce sentiment de nouveauté, ce que j’éprouvais touchait en moi des régions secrètes et essentielles. » Il se consacra alors à cette peinture dont la surface entretenait à l’infini des relations subtiles avec la réflexion de la lumière.

Statufié de son vivant

Entre 1987 et 1994, Soulages réalisa cent quatre vitraux pour l’abbaye de Conques, dont l’architecture l’avait tant ému adolescent. C’est l’un des accomplissements que lui valut son talent, célébré en France par deux rétrospectives. Lui qui pouvait se targuer d’avoir rencontré chacun des présidents de la Ve République, mais aussi d’avoir un musée à son nom dans sa ville natale, fut peu à peu quasiment statufié de son vivant. Au risque de passer pour un peintre officiel et de perdre en crédibilité à l’étranger ?

En 2014, les galeries Lévy Gorvy et Perrotin, installées à New York dans le même bâtiment, lui consacrèrent une grande exposition, comme l’artiste n’en avait pas eu depuis dix ans aux États-Unis. Pour intéresser à cet événement les conservateurs et les critiques américains, il leur fallut pourtant surmonter une certaine réticence. « Beaucoup ne connaissaient pas vraiment son travail. Il était perçu comme le peintre franco-français », remarquait ainsi Dominique Lévy. Depuis quelques années, ses tableaux ont été cependant ressortis des réserves du Guggenheim de New York, de la National Gallery à Washington, du Art Institute de Chicago pour être à nouveau accrochés. « Je vois un nouveau regard posé sur sa peinture », assure Dominique Lévy, dont l’ouvrage Soulages in America y a sans doute contribué. « Si la rétrospective que le Musée national d’art moderne lui a consacrée en 2009 avait lieu aujourd’hui, elle voyagerait à la Tate, à Londres, mais aussi au MoMA et sans doute en Asie », estimait, il y a quelques mois, Franck Prazan. Sa cote était la traduction objective de ce regain d’intérêt. En novembre 2019, une grande toile de 1960, fut adjugée 9,6 millions d’euros chez Tajan. Jusqu’alors pourtant, très peu de tableaux passaient en ventes publiques. « Pour la première période, comprise entre 1946 et juin 1959, on compte seulement cinquante-deux tableaux de formats muséaux, de dimensions modestes (195 x 130), en proportion avec celles de son atelier parisien d’alors », détaille Franck Prazan, dont la galerie se concentre sur la production de cette époque. Or la moitié de ces toiles historiques sont dans des collections inaliénables. Parmi la vingtaine de celles restées en mains privées, quelques grands formats remarquables pourraient, un jour, apparaître sur le marché. Leur rareté déclenchera sans doute des batailles d’enchères, d’autant que l’Asie a redécouvert récemment le peintre français dont l’aura va continuer à rayonner.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°598 du 4 novembre 2022, avec le titre suivant : Pierre Soulages (1919-2022)

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