Pierre Rosenberg

Historien de l'art

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 5 décembre 2003 - 1285 mots

Une carrière menée au cordeau, un œil aquilin et un tempérament que les proches qualifient de « pas facile » : l’historien de l’art Pierre Rosenberg est à la fois admiré et redouté.

L’historien de l’art Pierre Rosenberg est avant tout un homme du Louvre. De 1962, où il rejoint le département des Peintures du musée en qualité d’assistant, à 2001 où il cède la direction à Henri Loyrette, il aura épousé les métamorphoses de cette institution. « J’ai trouvé cette transformation exaltante. J’ai adoré le côté fund-raiser (collecteur de fonds). Les conservateurs sont devenus responsables de leurs musées. Ils prennent leur destin en main et comprennent ce qu’est l’argent », déclare-t-il. Sa carrière fut une via regia entrecoupée de couacs, à l’image de l’affaire du Murillo de Suzanne de Canson. En 1985, le Louvre achète en vente privée auprès de Christie’s le Gentilhomme sévillan de Murillo pour 5 millions de francs de l’époque. Cette toile avait illégalement quitté le territoire français vers Londres, via la Suisse. De surcroît, elle n’était pas mise en vente par sa propriétaire, Suzanne de Canson, mais par Joëlle Pesnel, laquelle, pour donner une tournure encore plus glauque à l’affaire, avait séquestrée cette Suzanne de Canson, la laissant mourir de faim. Malgré plusieurs avertissements, émanant notamment des douaniers français basés à la frontière suisse, le Louvre n’a pas cillé devant l’achat. Mis en examen pour recel en 1988 mais soutenu par le corps des conservateurs, Pierre Rosenberg bénéficie en 1990 d’un non-lieu. Il avoue avoir gardé « un très mauvais souvenir » de cette affaire dans laquelle il se serait fait « piéger sans avoir la moindre responsabilité ». Les familiers du dossier murmurent qu’il « a sans doute été léger » tout en reconnaissant « qu’on ne l’a jamais raté parce qu’il est brillant et jalousé ». Une négligence qui n’eut miraculeusement pas d’incidence sur son ascension dans la hiérarchie du Louvre.
Commencée en 1994, sa direction de l’établissement fut sujette à controverses. « Il ne savait pas négocier avec les syndicats. Il ne restera pas comme un directeur important du Louvre, mais comme un brillant historien », analyse cette observatrice. « Il peut être très cassant,  mais aussi très encourageant. Il savait distribuer le travail », juge ce familier. « Je dis ce que je pense. Je dois être un peu rugueux, rapide. J’ai pourtant eu le sentiment d’être assez populaire », rétorque Pierre Rosenberg. Concentré sur la peinture, de préférence française et italienne des XVIIe et XVIIIe siècles, il aurait négligé d’autres domaines d’acquisition, notamment celui des arts décoratifs. Il n’aurait pas suscité non plus beaucoup de donations. Certains observateurs estiment que, tout en détestant l’aspect administratif de la direction, il a quitté le musée à contrecœur. Pierre Rosenberg ne semble pas s’encombrer de tels états d’âme : « Je survivrai par mes travaux scientifiques. » Membre depuis 1995 de l’Académie française, n’est-il pas devenu à sa façon un « immortel » ! Brillant historien, il orchestra de nombreuses expositions jalons comme Chardin (1979), Fragonard (1987), Poussin (1994), La Tour (1997-1998) tout en publiant une épaisse bibliographie à faire pâlir d’envie ses confrères. Véritable bourreau de travail, il a actuellement en chantier cinq catalogues de dessins, notamment des musées de Darmstadt et de Chantilly. Avec une pointe de jalousie, certains de ses pairs déclarent préférer la prose du « jeune Rosenberg » à celle de l’Académicien.
« Cherchez, vous allez trouver. » : son leitmotiv fait fulminer plus d’un jeune chercheur égaré. « Il a une culture encyclopédique et une immense mémoire. Il est vif, intelligent et très exigeant sur l’intelligence des autres », estime l’antiquaire Hervé Aaron. D’autres ont un jugement moins magnanime. « Il a un sens du pouvoir énorme. Il a terrorisé des générations d’historiens de l’art trop timorés pour résister. Il n’aimait pas ceux qui ne prêtaient pas allégeance », tranche un historien de l’art. L’histoire de l’art version Pierre Rosenberg trouve sa quintessence dans l’attribution. Il est de fait un limier hors pair. Le collectionneur Louis-Antoine Prat le rapproche d’un personnage de son roman, L’Amateur d’absolu : « Ce qui me fascinait … c’était moins le fait de cette immense connaissance, aussi sûre d’elle-même qu’une bibliothèque bien classée, que l’utilisation rare qu’il savait en faire […]. » Son œil imparable lui a joué des tours de nature juridique. C’est le cas en 1968 lorsque le Louvre achète à Drouot pour 2 000 francs une bacchanale attribuée à l’école des Carrache que Rosenberg pressent être de la main de Nicolas Poussin. Au terme d’un marathon juridique, les vendeurs s’estimant lésés obtiennent l’annulation de la vente. En 1987, le Louvre se voit contraint de restituer le tableau, lequel, ironie du sort, réapparaît sur le stand de la galerie Krugier lors de la dernière Biennale des antiquaires, à quelques encablures du musée !
Chineur infatigable, Rosenberg a cultivé son regard, et sa collection personnelle, en arpentant Drouot et les Puces. C’est ainsi qu’il découvre un dessin du Guerchin dans une brocante à Semur-en-Auxois (Côte-d’Or). « Amasseur » de dessins et tableaux anciens, mais aussi de verre de Murano et de petits maîtres de l’entre-deux-guerres, il a une collection « d’historien qui n’a pas étudié sa collection ». « Je suis un chasseur. J’aime acheter, mais je ne profite pas de ma collection. Je ne la vends pas, je n’échange pas. Je ne la regarde pas. » De fait, dans son appartement du 6e arrondissement de Paris, les tableaux s’alignent en rang serré dans une présentation étranglée digne du XIXe siècle. Certaines pièces, comme le très beau Christ mort de Simon Vouet, démentent la modestie affichée. On peut d’ailleurs supposer que quelques œuvres rejoindront un jour l’escarcelle du Louvre. Les tableaux accrochés à touche-touche trouvent un écho dans une bibliothèque tentaculaire. Le visiteur peine à se frayer un chemin entre les piles d’ouvrages amoncelés en préparation d’une exposition ou d’un catalogue ! Malgré sa superbe, Pierre Rosenberg avoue ses limites. « Je vieillis. L’histoire de l’art a fait des progrès. Quand j’ai commencé, on pouvait suivre tout ce qui se passait pour les XVIIe et XVIIIe siècles. Aujourd’hui, il n’en est plus question. Dans certains domaines où j’étais bon, je suis devenu provincial », déclare-t-il non sans coquetterie.
Ses relations avec le monde du marché de l’art sont dignes d’un « je t’aime moi non plus ». Certains invoquent à ce sujet sa maladresse, voire sa malice. « Il voulait contrôler le marché. Beaucoup de marchands craignaient de lui montrer certaines choses. On dit de lui qu’il manœuvrait pour casser les ventes », déplore cet observateur. C’est la sensation qu’ont eue les frères Robert et Richard Pardo alors qu’ils cherchaient à vendre à l’étranger la Fuite en Égypte de Nicolas Poussin.  « Pierre Rosenberg a toujours été le point de passage des grosses transactions avec les musées étrangers. Lorsque nous avons voulu vendre au Getty deux tableaux de Jean-François de Troy, il a révélé au musée notre prix coûtant. J’avais essayé de le vendre à 6 millions de francs et j’ai dû baisser fortement mon prix. Il a cassé mon image », raconte Richard Pardo. Pierre Rosenberg n’a pas perdu de son emprise. « La peur des marchands relève des réflexes d’autrefois, se défend-il. Aujourd’hui, le propriétaire d’un tableau ne peut être lésé. La France a basculé d’un système protectionniste à un système libéral. » Cette sentence de « retraité » messied à un homme dont le jugement fait toujours loi.

Pierre Rosenberg en six dates

1936 : Naissance à Paris. 1962 : Arrivée au département des Peintures du Musée du Louvre. 1994 : Direction du Louvre. 1994-1995 : Exposition « Nicolas Poussin » au Grand Palais. 1995 : Entrée à l’Académie française. 2001 : Départ du Louvre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°182 du 5 décembre 2003, avec le titre suivant : Pierre Rosenberg

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