Art contemporain

Pierre Buraglio, peintre à rebours

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 13 août 2019 - 1924 mots

PARIS

En 2019, une série d’expositions rend hommage à Pierre Buraglio. À 80 ans, l’artiste poursuit une œuvre singulière, entre mise à plat de la peinture et exploration d’une individualité sans individualisme.

Pierre Buraglio en 2018
Pierre Buraglio

En janvier, il y eut l’exposition « Tribute to Charles Mingus, Tribute to Max Roach », à la Galerie Ceysson & Bénétière à New York. Puis « Incontri », hommage collectif à l’artiste, à la Galerie Jean Fournier. Puis une exposition dédiée à Supports/Surfaces à Pékin. Début juin, à Saint-Étienne, s’est aussi ouverte une rétrospective, « Bas Voltage », au Musée d’art moderne et contemporain (MAMC+) ainsi qu’une autre exposition, « Écho », à la Galerie Ceysson & Bénétière Saint-Étienne. Décidément, l’année de ses 80 ans est pour Pierre Buraglio une cuvée exceptionnelle. Il s’en étonne. Un ton plus bas, sourire en coin, il ajoute : « C’est mauvais signe. »

L’homme se défend en effet d’être un peintre à la mode. D’ailleurs, Aurélie Voltz, conservatrice du MAMC+ et commissaire de « Bas Voltage », évoque une rétrospective stéphanoise « à contre-courant » : « En matière d’art, dit-elle, nous vivons à l’heure des affirmations. La démarche de Buraglio est très éloignée de ce qu’on voit actuellement sur le marché. » Son galeriste Loïc Bénétière pointe pourtant l’écho que trouve le peintre chez certains jeunes artistes américains – de Sarah Braman à Erik Lindman : « Supports/Surfaces est à la mode aux États-Unis depuis dix ans environ, explique-t-il. La jeune génération a développé un culte autour de certaines personnes, et Pierre Buraglio en fait partie. Son côté “faire” et son économie de moyens plaisent, à rebours d’une inclination américaine pour les grands formats. »

Des opérations en acte

L’artiste bénéficierait ainsi du regain d’intérêt porté à Supports/Surfaces, quoi qu’il ait toujours tenu à certaine distance le mouvement. Avec les artistes du groupe, il partage certes des goûts et des dégoûts. En vrac, le rejet de l’école de Paris, de l’abstraction lyrique, de l’individualisme, mais aussi une immense curiosité pour la peinture américaine. Cette peinture, Pierre Buraglio l’approche à la Galerie Jean Fournier, et la découvre pleinement, ainsi que le jazz, lors d’un séjour à New York en 1963 avec Zipora Bodek, sa compagne à l’époque et la mère de sa fille Claude. « Robert Motherwell a eu une certaine influence sur lui », rapporte Aurélie Voltz devant certaines œuvres de jeunesse exposées à l’orée de « Bas voltage ». Dans les textes, dont l’artiste accompagne depuis toujours sa production picturale, une autre figure revient à l’envi, celle de Jackson Pollock. « Peindre pouvait désigner à volonté : j’ai peint une porte, une nature morte, une “composition”, écrit-il en 1967. À partir de Pollock s’ajoute un emploi intransitif : je peins. »

Or, cette intransitivité est précisément ce vers quoi tend Pierre Buraglio depuis qu’il a intégré, aux Beaux-Arts de Paris, l’atelier de Roger Chastel, et y a rencontré Parmentier, Buren, Bioulès et Viallat. Dans la crise esthétique qui se fait alors jour, peindre « intransitivement » consiste pour toute une génération à mettre à plat les constituants du tableau, à faire de la peinture son propre sujet. Pour Buraglio, il s’agit de sauver ce qui peut l’être. « La peinture s’édifie sur ses ruines », écrit-il ainsi dans le catalogue du Salon de la jeune peinture, auquel il participe aux côtés de l’ami Gilles Aillaud. Mais comment édifier dans ce contexte ? Grâce à des procédures, des gestes, des opérations.

Dans les Agrafages, le peintre assemble ainsi des chutes de ses propres toiles, et inaugure une pratique du glanage et du réemploi qui se verse encore aujourd’hui dans ses œuvres. Buraglio éclaire sa position – qui est aussi une position éthique et politique – d’une formule de Marx, qu’il cite souvent : « Le processus de production est aussi important que le résultat lui-même. » Mais c’est à Gilles Aillaud qu’on doit la saisie la plus juste de ce qu’il fait alors : « Pierre Buraglio, écrivait-il dans le catalogue de l’exposition “Écrans” à l’Arc en 1976, rend visible des opérations en acte. » Une démarche dont Hantaï est l’un des inspirateurs, lui qui a substitué « dans la pratique, à la relation du créateur et son tableau, le produit et son producteur ».

Adhésions, adhérences

La mise à plat de la peinture met en effet Buraglio à l’abri des postures individualistes. Comme BMPT et Supports/Surfaces, il rejette férocement le mythe romantique de l’artiste. Chez lui, toutefois, il ne s’est jamais agi de faire fi de l’histoire de l’art, ni des tâtonnements qu’implique une pratique quotidienne de la peinture – fût-elle « sans pinceaux », selon la fameuse expression de Pierre Wat. À ce titre, le corsetage théorique de Supports/Surfaces lui déplaît. « Buraglio a toujours assumé la subjectivité comme telle, note Loïc Bénétière. Dans toute son œuvre, le rapport à l’autobiographie est très présent. Il tourne autour de manière très subtile. »

L’écart avec le groupe est aussi d’ordre politique : « Ils défendaient qu’on était révolutionnaire en peinture, résume l’artiste. Je pensais au contraire qu’il fallait aller dans les usines. » En 1969, cette conviction l’éloigne de l’atelier : Buraglio « s’établit » comme receveur sur rotative pour les éditions Bayard Presse, et renonce pendant cinq ans à toute activité artistique. C’est pour lui la suite logique d’un engagement noué aux Beaux-Arts : à partir de 1960, il est membre de l’Union des étudiants communistes (UEC) et rejoint, six ans plus tard, l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes. Il milite pour l’indépendance de l’Algérie, contre la guerre au Viêtnam, écrit dans la revue Clarté, lit Mao. En 1967, il participe avec Aillaud à la « Salle rouge pour le Viêtnam ». Un an plus tard, il sera l’un des membres actifs de l’Atelier populaire des Beaux-Arts, sans toutefois créer d’affiche. Aujourd’hui, il est toujours encarté au PC.

De son renoncement, Pierre Buraglio dira souvent qu’il procédait de son incapacité à « concilier adhésion et adhérence ». La collision entre l’engagement politique (l’adhésion) et la pratique, le vécu du peintre (l’adhérence), était devenue intenable. L’expérience de l’imprimerie, de ses gestes, de ses cadences, ouvre pourtant sur une situation paradoxale, qui valut à Hantaï cette remarque : « Quittant la peinture, vous l’avez faite. » Il est en effet possible que ce retrait ait permis à Buraglio de mesurer qu’il y avait une conciliation possible entre adhésion et adhérence, entre radicalité et fidélité à l’histoire de l’art, entre individualité (qui n’est pas l’individualisme, précise-t-il) et distanciation. Toujours est-il qu’à son retour en peinture, Buraglio trouve un sillon à lui, profondément singulier sans être réductible à une recette ou à une formule. En témoigne, dans « Bas Voltage », la diversité des œuvres qui jalonnent la rétrospective. « J’ai beaucoup combattu l’image de marque, explique-t-il. J’ai voulu aller là où on ne vous attend pas, mais sans que ce soit une posture. » Dans Stationdebout, il écrit encore : « Trop de programme tue l’œuvre – qui ne peut prendre son sens qu’à mesure qu’elle se constitue – dans l’imprévisible. »

À rebours

Sa force et sa singularité tiennent à ce refus de l’orthodoxie, à ce courage d’aller « à rebours », comme le lui conseille Jean Hélion à son retour de l’établi. Elles sont dans cet équilibre entre fidélité à une démarche – l’« édification sur les ruines » – et refus de s’y laisser tout à fait enfermer. Pour le maintenir, Buraglio a pu compter sur un compagnonnage précieux : celui des peintres qui l’ont précédé, mais aussi des poètes et des écrivains avec lesquels il nourrit de fructueuses collaborations.

Le dialogue qu’il entretient avec la tradition picturale est déjà en germe dans les œuvres des années 1960, dans la série des Camouflages bien sûr, où l’artiste reprend la composition des toiles de Mondrian, mais aussi, plus discrètement, dans son attrait pour le bleu, qu’il hérite de Matisse. Toutefois, il s’affirme plus frontalement après son établissement. Nommé professeur aux Beaux-Arts de Valence en 1976, il refuse alors de se camper en maître, emmène ses étudiants au musée, leur fait lire des classiques et dispense des cours de modèle vivant. Reniement ? Apostasie ? Bien au contraire : « Pour désapprendre, il faut avoir appris », justifie Buraglio. Ne parle-t-il pas d’expérience, lui qui fut nourri de lectures par son professeur de lettres à Louis-le-Grand, et a grandi au milieu de tableaux ?

Cette position pédagogique a, en tout cas pour l’artiste, une incidence décisive, puisqu’elle inaugure les Dessins d’après : dans cette série jamais close, Buraglio dessine « sur le motif », dans les musées, des toiles de Courbet, Philippe de Champaigne, Grünewald ou Matisse. Il s’agit d’en dégager les lignes de force, l’architecture en quelque sorte – ce dont on s’amuse en se souvenant que son père était architecte, justement. Les dessins d’après permettent aussi au « peintre sans pinceaux » de renouer avec le tracé direct puis, par degrés, avec les outils classiques du peintre, notamment pour s’atteler à un cycle d’œuvres autour de la Seconde Guerre mondiale, où il sonde l’histoire familiale. Le dialogue avec les maîtres et avec la peinture se prolonge également, de manière plus distanciée, dans les fenêtres et les 2CV, dans la série Métro della Robbia et dans ses paysages récents, que Buraglio compose à partir de tableaux glanés aux puces.

L’atelier

L’équilibre évoqué plus haut tient aussi à une pratique quotidienne et solitaire de l’atelier, auxquelles des commandes – parmi elles, des tapisseries et l’oratoire de l’hôpital Bretonneau à Paris, où il aménage un espace œcuménique – fournissent de temps à autre une échappatoire. Au rez-de-chaussée de sa demeure à Maisons-Alfort, Pierre Buraglio bricole, au sens où l’entend Lévi-Strauss : il mobilise des moyens artisanaux pour confectionner « un objet matériel qui est en même temps un objet de connaissance ». Face à la diversité de ses œuvres, il défend d’ailleurs ce qu’il appelle une « continuité des procédures ». Parmi elles, le masquage – vide ou plein, le collage des paquets de Gauloises, ou le caviardage de ses agendas, des cartes postales, du journal Le Monde, série de gestes répétés sur des supports dont la périodicité redouble le caractère routinier.

Selon Buraglio, la vie de l’atelier joue un rôle essentiel dans sa démarche : « Elle crée une continuité », explique-t-il. Elle maintient l’équilibre, en versant dans les œuvres qui s’y créent du quotidien et du vécu. Ses paysages se nourrissent ainsi de ses promenades le long de la Marne, et 45,œuvre de 2018 où il évoque l’arrestation de son père pendant la guerre et son internement dans un stalag, laisse entrevoir le cabanon du jardin, derrière l’atelier de Maisons-Alfort. S’il a abondamment recouru à des paquets de Gauloises, c’est qu’il en fumait lui-même, et ses parents aussi. Ses fenêtres sont nées de la proximité de son atelier avec un chantier. Ses 2CV ? Il en avait une. Comme si, en poursuivant sa mise à plat de la peinture, Buraglio y avait découvert deux choses essentielles. D’abord que toute œuvre est un palimpseste d’autres œuvres – ce qu’illustrent les recouvrements, les masquages et les caviardages. Ensuite, que peindre est une praxis, une alliance du « penser » et du « faire » qui se noue dans l’obstination à toujours remettre sur le métier l’ouvrage, à répéter, à tâtonner. Ses recherches en cours l’illustrent : « Je voudrais finir peintre d’histoire, assure-t-il. J’ai des intentions, des notes, mais à l’épreuve des tableaux, il y a d’une certaine façon résistance. »

 

4 mars 1939
Naissance à Charenton-le-Pont
De 1963 à 1965
Travaille dans l’atelier de Roger Chastel aux Beaux-Arts de Paris
De 1969 à 1974
Cesse toute activité picturale et s’établit comme receveur sur rotative
1979
Commence la série des Masquages et, un an plus tard, celle des Caviardages
1989
Est nommé professeur à l’École des beaux-arts de Paris
2001
Aménage l’oratoire de l’hôpital Bretonneau à Paris
2014
La Galerie Ceysson & Bénétière présente l’exposition « Pierre Buraglio – Supports/Surfaces » à Los Angeles et Portland
2019
Rétrospective « Bas Voltage » au MAMC+ de Saint-Étienne
« Pierre Buraglio. Bas Voltage »,
jusqu’au 22 septembre 2019. Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, rue Fernand-Léger, Saint-Priest-en-Jarez (42). Tous les jours de 10 h à 18 h sauf les mardis. Tarifs : 6,50 et 5 €. Commissaire : Aurélie Voltz. mamc.saint-etienne.fr
« Pierre Buraglio. Écho »,
jusqu’au 31 juillet 2019. Galerie Ceysson & Bénétière, 8, rue des Creuses, Saint-Étienne (42). Du mercredi au samedi de 14 h à 18 h. www.ceyssonbenetiere.com

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°725 du 1 juillet 2019, avec le titre suivant : Pierre Buraglio, peintre à rebours

Tous les articles dans Création

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque