Nasser David Khalili, collectionneur

En quarante ans, Nasser David Khalili s’est constitué un ensemble colossal d’art islamique. Portrait d’un mégacollectionneur

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 12 novembre 2009 - 1518 mots

Un florilège de la collection de Nasser David Khalili est actuellement à découvrir à l’Institut du monde arabe, à Paris.

Le terme de mégacollectionneur déborde rarement du champ de l’art contemporain. Il sied pourtant à l’amateur iranien d’art islamique Nasser David Khalili, qui déploie actuellement quelque 400 pièces de son ensemble à l’Institut du monde arabe (IMA) à Paris. En bon Oriental, l’homme est avenant et tactile. Bien que rompu aux interviews, où il ressasse ses formules œcuméniques sur le rapprochement des peuples et l’éveil des consciences, il a longtemps été discret, voire secret. Voilà trente ans, nul ne pouvait présager de la machine médiatique que cet ancien marchand juif d’Ispahan allait déployer à coups de publications luxueuses et d’expositions itinérantes, d’Amsterdam à Abou Dhabi en passant par Sydney. « Pour comprendre le personnage, il faut dîner avec lui, voir avec quelle méticulosité il coupe le poisson. Tout est propre, constate son ami, l’homme d’affaires Farbod Dowlatshahi. Il est pointilleux jusqu’au bout des doigts. Et il a construit sa collection et les publications de manière ordonnée. » Surtout, il a su s’entourer d’un bataillon d’universitaires car, malgré les diplômes dont il se flatte, Khalili reste plus intuitif qu’académique.
Avant de faire fortune dans l’immobilier, via la société Favermead créée en 1992, le collectionneur fut d’abord courtier en objets d’art à New York puis à Londres, où il s’installe en 1978. « On l’a vraiment vu arriver à partir de la fin des années 1970, se remémore la galeriste parisienne Annie Kevorkian. On le prenait alors à moitié au sérieux, il aimait bien vivre. Mais il avait un œil. » À partir de 1985, il s’impose comme un acheteur très important, paye rubis sur l’ongle et génère de nombreux records en ventes publiques. Pendant quelque temps, Khalili s’abrite derrière le nom de Nour Foundation. Les acteurs du marché pensent alors qu’il constitue une collection pour une tierce personne. « Quand on prend les catalogues de Sotheby’s et de Christie’s des années 1990, c’est lui qui achetait les lots les plus chers, observe l’expert Laure Soustiel. À l’époque, j’étais sidérée quand il achetait à des prix astronomiques, mais finalement, avec le recul, on se rend compte qu’il a eu raison. »

25 000 pièces !
Grâce à sa mémoire photographique, son audace et sa capacité à devancer les modes, Khalili s’est constitué un fond colossal de 25 000 pièces. « Il me fait penser à Louis de Funès dans La Folie des grandeurs quand il disait : “Il en manque une”, en cherchant une pièce d’or. Nasser connaît ses objets par cœur, sait comment il les a achetés et comment ils ont été restaurés », remarque Farbod Dowlatshahi. Si le nombre d’objets est destiné à en jeter plein la vue, il faut relativiser car figurent, dans le lot, quelque 11 000 pièces de monnaies et 3 000 sceaux. La sélection exposée à l’IMA est surtout dominée par l’immense qualité des manuscrits. « Il a compris que l’écriture est l’essence de l’Islam, et cette collection regroupe tous les styles d’écriture qui peuvent exister, avec toutes les variantes possibles. Il possède des documents rares », explique Annie Kevorkian. Si les dix pages du Shâh nâmeh de Shâh Tahmasp ne rivalisent pas avec celles de l’Aga Khan, elles restent de toute beauté. L’incroyable ensemble de l’Histoire universelle de Rashid al-Din, acheté 12 millions de livres sterling auprès du collectionneur iranien Hashem Khosrovani, laisse aussi bouche bée. Dans le domaine des textiles, il compte quelques raretés, comme les tissus provenant de La Mecque et de Médine, achetées récemment. On peine toutefois à comprendre pourquoi Khalili a entrepris quatre autres collections sur l’art japonais Meiji, les textiles suédois, les émaux et la ferronnerie espagnole. « J’ai voulu remplir un vide, l’art Meiji n’était pas connu. Chaque collection a sa propre voix », se contente-t-il de répondre. S’il prône une meilleure compréhension de l’art islamique, l’homme se refuse à tout commentaire d’ordre géopolitique, y compris sur la situation en Iran. « Je ne veux pas de conflit, déclare-t-il. La religion et la politique ont leur propre langage. Celui de l’art est universel et je préfère rester du côté de l’universalité. Personne ne peut alors vous blâmer pour vos positions. »
Dans la bouche de Khalili, l’hyperbole le dispute au superlatif. Pourtant les spécialistes émettent quelques bémols. Les volumes publiés seraient inégaux aussi bien par la qualité des objets que par la pertinence des textes. Si The Abbasid tradition par François Déroche sort du lot, Cobalt and lustre d’Ernst J. Grube serait moins réussi. Pour d’autres, l’authenticité des coupes réalisées selon la technique du camé serait sujette à caution. Impressionnante sur le plan quantitatif, la collection Khalili rivalise-t-elle avec celle du Qatar, du Louvre, du Victoria and Albert Museum ou du British Museum à Londres ? « Il faut remettre les pendules à l’heure, la collection du Qatar ou la David Collection à New York ne comptent que des pièces de premier ordre, ce qui n’est pas le cas de celle de Nasser Khalili, qui n’est pas homogène », souligne un connaisseur. À trop vouloir être exhaustif, le collectionneur a aussi acquis des pièces moyennes. « On ne peut pas dire moyennes, objecte l’historien de l’art Michael Rodgers, conservateur de sa collection. Par exemple, pour l’art des steppes, chaque parure de ceinture n’est pas un chef-d’œuvre, mais l’ensemble constitue un document pour ce genre de travail de joaillerie. C’est un matériel d’index. Il n’y a rien qu’on puisse qualifier d’inintéressant. Chaque pièce, même mineure, a un rôle à jouer. Dans un orchestre, il y a le premier violon, mais peut-on dire que le joueur de cymbales ne sert à rien ? » Certes non. Mais à trop jouer la fanfare, la collection manque d’âme ou d’intimité, à l’inverse de la Keir Collection, elle aussi basée à Londres et documentée par de nombreuses publications. « Khalili a voulu être universel et monter un truc géant. C’est un aspirateur d’objets qui a fait vivre le marché, alors que la Keir Collection est plus confidentielle et plus ciblée », note un spécialiste britannique.

Sa réussite financière, qui a bombardé Khalili au 897e rang des fortunes mondiales recensées par Forbes en 2008, a généré quantité de rumeurs, l’appui tacite du sultan du Brunei étant la plus souvent colportée. « Comment a-t-il fait fortune ? C’est clair et net, il a réussi de grandes affaires dans l’immobilier, les technologies et l’art. Dans les années 1970, il achetait cinquante lots pour 100 000 dollars, en gardait quatre et revendait le reste pour 500 000 dollars. Cette collection vaut aujourd’hui x milliards de dollars, mais elle a été achetée pour x millions de dollars », défend Farbod Dowlatshahi. Et d’ajouter : « Les Britanniques cherchent la petite bête. Il y a de la jalousie derrière cela. Si toutes les rumeurs avaient été fondées, est-ce qu’en dix ou quinze ans cela n’aurait pas fini devant les tribunaux ? On ne peut pas durer comme il a duré sans être authentique. Est-ce que le Vatican lui aurait donné du crédit ? Est-ce que la reine d’Angleterre l’aurait placé à sa droite, à table, sans avoir enquêté sur lui ? »

Tour du monde
Le mystère, qu’il a un temps volontairement cultivé, l’a toutefois desservi lorsqu’en 1992 il a proposé à l’État britannique de construire un bâtiment où sa collection serait déposée pour une durée de quinze ans. « J’ai lancé ma proposition trop tôt, nous n’avions publié que quatre volumes de notre collection, les gens ne mesuraient pas l’ampleur qu’elle allait prendre », observe Khalili. Il se rabat quatre ans plus tard sur Genève, mais finalement recule devant la faible fréquentation de la cité romande. « Je n’ai pas voulu d’une petite prison. Je veux que ma collection soit accessible au plus grand nombre », précise-t-il. Depuis une dizaine d’années, elle fait le tour du monde, le carnet de bal en termes d’expositions étant rempli jusqu’en 2018. « Collectionner est une mission, répète Khalili à l’envie. Vous achetez, vous conservez, vous publiez et vous montrez. Depuis le premier jour, vous n’êtes que le dépositaire provisoire des œuvres. Le sentiment de propriété est un mythe. » Pour beaucoup d’observateurs, l’homme aurait en tête de vendre cet ensemble, notamment à l’émirat d’Abou Dhabi où il a exposé une partie de ses pièces l’an dernier. « Les expositions qu’il fait sont très orientées vers un public arabe, relève un spécialiste. Il a mieux que ce qu’il montre, mais il focalise ses présentations sur les grandes pièces de forme ou le lustre métallique, tout ce qui peut épater. » Pour sa part, Khalili affirme vouloir garder ses cinq collections intactes, espérant les regrouper dans trois musées différents d’ici deux à trois ans. Reste à trouver le financement.

Nasser David Khalili en dates
1945 Naissance à Ispahan (Iran)
1978 S’installe à Londres
1992 Propose à l’État britannique de mettre sa collection en dépôt
2009 Exposition « Arts de l’Islam » à l’Institut du monde arabe à Paris (jusqu’au 14 mars 2010) ; exposition « Émaux du monde 1700-2000 » au Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg (du 8 décembre 2009 au 14 mars 2010)

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°313 du 13 novembre 2009, avec le titre suivant : Nasser David Khalili, collectionneur

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