Belgique - Art contemporain - Art moderne

Marcel Duchamp chez les Belges

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 5 janvier 2023 - 1523 mots

Dans la province de Namur, Marcel Duchamp sera bientôt à l’honneur d’une exposition qui souligne ses liens avec la scène de l’art belge, notamment à travers le biais de l’humour.

En 1966, deux ans avant sa mort, Marcel Duchamp accorde une longue interview au journaliste belge Jean Antoine, réalisateur de l’émission Signe des temps. Il y parle de son art, de la peinture comme d’« une activité sans guère d’importance », des mots, dont il se méfie, du « sérieux humoristique » qui le caractérise. Cet entretien ne sera diffusé qu’en 1971, trois ans après son décès. « Je me rends compte maintenant, après de nombreuses années, qu’au fond j’ai essayé de faire de ma vie elle-même une œuvre d’art », y relève l’artiste entre deux bouffées de cigare, confortablement installé dans un fauteuil club, une Roue de bicyclette (un de ses célèbres ready-mades) placée dans le champ de la caméra de la Radio télévision belge (la RTB, ancêtre de la RTBF). Au vu de cette archive, on peut se demander aujourd’hui quelle relation Marcel Duchamp entretint avec la Belgique, et inversement ? C’est la question à laquelle va tenter de répondre l’exposition « Marcel Duchamp et la scène belge » qui se tiendra au printemps prochain au Delta, dans la province de Namur.

La Belgique via New York

Afin de « replacer l’œuvre de Marcel Duchamp dans le contexte de la création belge des XXe et XXIe siècles », il convient d’abord de savoir quels sont les artistes flamands et wallons avec lesquels il était en contact. Bien sûr, l’esprit dada auquel est associée son œuvre n’est pas éloigné de celui des surréalistes belges, comme le poète et plasticien E.L.T Mesens, Ernest Engel-Pak ou René Magritte. Mais Duchamp se jouait autant des classifications que des frontières, rappelle Mathieu Mercier, qui a mis cinq ans à établir une réédition de la Boîte-en-valise (Éd. Walther König). « Duchamp a toujours évité les “ismes” et les groupes. Son travail, amorçant tout ce qui s’est fait ensuite, échappe à la catégorisation. Les Américains le considéraient même comme un artiste américain né en France. »

De fait, c’est grâce au peintre et collectionneur d’art américain William Copley, féru de surréalisme, que Duchamp aurait rencontré Magritte. Indice de son intérêt pour l’auteur de la Trahison des images (1928-1929), il signe en 1950 Not a Shoe, moulage d’un sexe féminin et hommage caustique au peintre belge. Mais les relations des deux hommes ne furent sans doute pas sans nuages. En mars 1959, deux expositions de Magritte sont organisées à New York, à la Galerie Alexandre Iolas et à la Bodley Gallery. L’artiste invite Marcel Duchamp à rédiger le texte d’introduction des cartons d’invitation, et va le regretter : Duchamp met en effet à profit l’exercice pour ironiser sur la façon dont ce cher René, qui depuis plusieurs années a nettement augmenté sa production, a acquis une place enviable sur le marché de l’art. L’anecdote ne surprend pas l’historien de l’art Jean-Hubert Martin : « Les interminables exégèses de l’œuvre de Marcel Duchamp masquent souvent l’importance des stratégies de contournement du marché qu’il partageait avec son ami Salvador Dalí. » Et qu’il ne partageait manifestement pas avec Magritte. Duchamp aurait par ailleurs contribué à faire connaître aux États-Unis la jeune star belge de l’avant-garde Marthe Donas, assure Johan Vansteenkiste, le directeur de la collection Alychlo autour de laquelle est organisée l’exposition du Delta. Ce qui est sûr, c’est que l’artiste américaine Katherine Dreier – qui constitua avec Duchamp et Man Ray la Société Anonyme – possédait plusieurs tableaux de Donas, sans doute acquis dès 1920. Enfin, il arrive que l’œuvre de Marcel Duchamp témoigne de sa curiosité pour la scène belge. Telle la composition À la manière de Delvaux (1942) qui emprunte à un tableau du peintre Paul Delvaux le détail érotique d’un buste de femme dénudé, placé dans un miroir et vu à travers une lunette. L’artiste a par ailleurs bénéficié de plusieurs expositions de son vivant dans le plat pays (en 1931, 1934 et 1958, au Palais des beaux-arts, à Bruxelles). Au-delà des artistes belges qu’il aurait fréquentés, nombreux sont ceux qui, sans forcément aller jusqu’à revendiquer un héritage duchampien, affichent leur affinité avec le maître du Grand Verre. Du côté des artistes historiques, des fantaisies de Magritte aux insolents pieds de nez de Marcel Broodthaers, nul doute que l’humour fait le lien. Rien à voir cependant avec des plaisanteries gratuites, comme l’atteste la référence revendiquée par Broodthaers : en 1968, ce dernier inaugure chez lui le Musée d’art moderne – Département des aigles puis, afin d’en promouvoir les différentes sections, entreprend de parcourir la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne. À la Kunsthalle de Düsseldorf, Broodthaers présente la Section des figures, dans laquelle chaque pièce est accompagnée de la mention « Ceci n’est pas un objet d’art ». Or la formule est clairement obtenue par la contraction d’un concept de Duchamp et d’un concept antithétique de Magritte, analyse le critique d’art Bernard Marcadé (Marcel Broodthaers, livre d’images, 2013, Flammarion).

Des héritiers turbulents parmi les contemporains

François Olieslager, auteur de bande dessinée né à Liège, s’est pour sa part attelé en 2013 à une biographie de Duchamp, éditée sous la forme d’un leporello. Il dit avoir été ravi de découvrir à l’époque que Duchamp avait, comme lui, réalisé des dessins pour la presse. Installé à Paris, le dessinateur perçoit cependant qu’il existe une différence entre le talent des Français pour la caricature et « une mécanique humoristique de l’autodérision typiquement belge. Les Belges aiment se moquer d’eux-mêmes, de leur bêtise, de leur idiotie. En cela peut-être se sentent-ils proches de l’ironie de Duchamp. »

« La Belgique a depuis toujours cultivé l’humour et la dérision », souligne Anne Petre, responsable art chez ING Belgique, institution financière partenaire de l’exposition « Hahaha l’humour de l’art », organisée en 2021 à Bruxelles par Kanal-Centre Pompidou, qui a réuni quelques artistes belges perturbateurs, tels que René Magritte, Jacques Charlier ou Marcel Mariën, et qui présentait aussi des œuvres des artistes contemporains Guillaume Bijl et Wim Delvoye, lesquels ont repris à leur compte la critique institutionnelle contenue dans la stratégie du ready-made duchampien, en faisant entrer au musée une réalité ordinaire, voire obscène. Guillaume Bijl s’est ainsi fait une spécialité de la transformation des lieux d’exposition (centres d’art, musées et galeries) en supermarchés, cliniques psychiatriques, salons de coiffure, gymnases, salles de billard ou, bien sûr, en… friteries. Quant à Wim Delvoye, de sa machine à fabriquer des excréments (Cloaca) à ses cochons tatoués, il a poussé loin le goût de la trivialité. Tout en s’amusant également à pratiquer des anti-ready-mades, comme ses pelles de chantier au manche décoré de motifs héraldiques, qui font évidemment penser à la pelle à neige d’In Advance of the Broken Arm de Duchamp, tout en s’y opposant par leur style ornementé, contraire à la recherche de neutralité duchampienne. Pirouette. Mais les facéties de Marcel Duchamp – souvenons-nous de la moustache peinte sur le visage de la Joconde – traduisent aussi « un intérêt pour le mauvais goût et la vulgarité qui recoupe la tradition populaire flamande, laquelle remonte à Breughel », observe Jean-Hubert Martin. C’est d’ailleurs selon lui l’influence de Duchamp et de Dada chez certains artistes contemporains belges qui amène aujourd’hui des historiens d’art à s’intéresser à un énorme pan de la peinture hollandaise du XVIIe siècle qu’on avait jusqu’ici délaissé. « Le corps avec ses besoins, ses fluides et ses excès y est mis en exergue. On y abandonne les beautés de l’âme et les raffinements de l’esprit pour montrer des gens et des bêtes se soulageant ou déféquant, des soûlards hurlants et bagarreurs et une sexualité débridée. Ce registre dit populaire est en partie celui de Duchamp qui l’a retranscrit à sa manière. » Une exposition sur ce sujet se prépare à Paris pour 2026.

De Ronny Van de Velde à un Musée Duchamp

D’ici là, le musée autour de l’œuvre de Marcel Duchamp voulu par Marc Coucke aura-t-il vu le jour ? Le projet de ce milliardaire belge semble pour le moment avoir pris du retard. C’est en 2007 que Marc Coucke achète un ensemble de Boîtes-en-valises au marchand Guy Pieters, qui les a lui-même achetées au galeriste anversois Ronny Van de Velde. Celui-ci est connu pour avoir mis en scène, et en vente, en 1991, sa fantastique collection d’œuvres de Marcel Duchamp (intégralement acquise par le Staatliches Museum Schwerin, en Allemagne), avant de recommencer à constituer un nouveau fonds duchampien. Toujours est-il que Marc Coucke découvre grâce à lui la richesse et la complexité de l’œuvre de Duchamp, dont il tombe raide amoureux. Cet homme d’affaires belge, déjà à la tête d’une collection très éclectique (James Ensor, Jim Dine, Yves Klein, Tony Cragg, Reinhard Mucha ou Daniel Buren) se spécialise alors sur la vie et l’œuvre de Duchamp, sa famille (Jacques Villon, Raymond Duchamp-Villon et Suzanne Duchamp) et son réseau (Man Ray, Francis Picabia, etc.), rassemblant aussi documents d’archives et photos historiques. Avec environ 150 pièces, la collection européenne est devenue la plus importante dans ce domaine, notamment parce qu’elle comporte un ensemble presque complet des différentes versions des Boîtes-en-valises (B-C-D-E-F-G-H). À terme, le bouillonnant entrepreneur souhaite dédier à son idole un musée à Durbuy, dans les Ardennes. Duchamp sera alors encore un peu plus chez lui en Belgique.

« Marcel Duchamp et la scène belge »,
du 18 mars au 13 août 2023. Le Delta, avenue Fernand-Golenvaux 18, Namur (Belgique). Du mardi au vendredi de 11 h à 18 h, le week-end de 10 h à 18 h. Tarif : 5 €. www.ledelta.be

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°761 du 1 janvier 2023, avec le titre suivant : Marcel Duchamp chez les Belges

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