Art moderne

Le duel Matisse Picasso

Par Eric de Chassey · L'ŒIL

Le 1 février 1999 - 1767 mots

Montée spécialement pour le Kimbell Art Museum de Fort Worth aux États-Unis par le Français Yve-Alain Bois, professeur d’histoire de l’art à l’Université d’Harvard, cette confrontation des toiles de Matisse et Picasso évoque les relations d’amitié mais aussi de rivalité de ces deux monstres sacrés.

Il n’existe pas, ou plus, de photographies montrant côte à côte Matisse et Picasso. Il serait vain d’en déduire quoi que ce soit, tant les deux artistes que l’on tient généralement pour les plus grands de la première moitié du siècle se sont souvent croisés, parlés, appréciés. Mais cette absence est au moins symbolique du vrai niveau où leur dialogue s’est déroulé. Si les deux hommes ont pu entretenir de façon discontinue des liens personnels importants, leurs rapports sont essentiellement d’ordre artistique. Ce sont leurs œuvres qui ont porté les questions et les réponses qu’ils se sont réciproquement adressées, plus que leurs rencontres physiques. Cette absence d’image symbolise également la façon dont Picasso et Matisse ont exercé une véritable direction duelle de l’art moderne. Celle-ci n’a cependant pas été constante et exclusive, puisque chacun des deux leaders, tout en se définissant prioritairement par rapport à l’autre pôle, a pu à l’occasion s’autoriser à changer d’adversaire ou de partenaire pour former d’autres couples, notamment, dans les premières années, avec Derain et Braque.

Être le chef de file des artistes les plus novateurs
La première rencontre entre les deux artistes a fait l’objet de plusieurs récits et de plusieurs versions. L’une des plus crédibles est celle de Marguerite Duthuit, fille de Matisse, qui la date du printemps 1906 : « Je me rappelle encore comme si c’était aujourd’hui le jour où les Stein nous ont amenés mon père et moi rue Ravignan [chez Picasso]. Je me souviens de son grand chien Saint-Bernard. Avenue de l’Opéra, les gens regardaient avec consternation notre groupe. [...] Ils marchaient tous en sandales à lanières de cuir, pieds nus comme la famille Duncan... » Après ce premier rapport, sans doute très superficiel, Gertrude et Leo Stein, collectionneurs américains installés à Paris et déjà collectionneurs importants des deux artistes, restent les artisans d’une véritable rencontre, qui a sans doute eu lieu à l’automne de la même année, alors que Matisse a exposé avec scandale son Bonheur de Vivre, que Picasso vient de terminer son Portrait de Gertrude Stein et qu’il entreprend Les Demoiselles d’Avignon, sa réponse à l’œuvre de Matisse. Non sans témoigner d’un certain parti pris contre ce dernier, l’historien de l’art Pierre Daix a fait l’histoire des rapports entre les deux peintres avant la Première Guerre mondiale, en montrant à quel point ils sont très vite engagés dans une rivalité plus ou moins amicale. Celle-ci a pu être exacerbée par la volonté d’occuper seul la place de chef de file des jeunes artistes les plus novateurs, le cubisme de Picasso supplantant le fauvisme de Matisse dès 1908-1909. Mais les deux artistes semblent surtout engagés dans des projets où ils ne rencontrent guère que des suiveurs et très rarement des émules capables de saisir l’ampleur de leurs projets respectifs.

Amis ou ennemis ?
Suffisamment sûrs d’eux-mêmes, et très tôt, ils ne montrent guère d’animosité l’un envers l’autre, malgré ce que voudrait faire croire par exemple Gertrude Stein qui écrit en 1934 « Matisse et Picasso devinrent amis mais ils furent aussi ennemis. Maintenant ils ne sont plus ni amis, ni ennemis. Alors, ils étaient l’un et l’autre. » Au contraire, signe explicite qu’ils se reconnaissent mutuellement comme pairs, ils échangent à l’automne 1907 deux tableaux récents de grande qualité, Cruche, bol et citron pour l’Espagnol, Portrait de Marguerite pour le Français. Ces échanges ne sont que le signe tangible d’une cœxistence pacifique, où, à partir de l’invention du cubisme, les deux hommes ont des conceptions trop différentes du tableau et du rapport au monde pour qu’une véritable influence réciproque soit possible. Tout au plus peut-on souligner deux moments exceptionnels dans ces œuvres parallèles. Le premier concerne l’inflexion décorative que donne Picasso à sa pratique du collage, où il insère souvent à partir de la fin 1912 des morceaux de papier peint à motifs floraux qui reprennent la méthode employée picturalement par Matisse dans ses grands « intérieurs symphoniques » de 1911, notamment dans l’Intérieur aux aubergines où un morceau de tissu terre de sienne est posé directement sur un paravent à arabesques. Le second se produit avec la géométrisation complexe de nombreux tableaux de Matisse à partir de 1913-1914, qui témoigne d’une compréhension en profondeur de l’espace nouveau engendré par la peinture cubiste de Braque, Picasso et Gris dont Matisse devient très proche pendant la guerre. Il y a là comme une expérimentation post-cubiste de la part de Matisse, qui réutilise à son profit la séparation entre le dessin et la couleur – dont la géométrisation n’est qu’un effet secondaire, contrairement à ce qu’ont cru les seconds couteaux du cubisme, Le Fauconnier ou Gleizes.

Reprises et citations
Ces deux moments, pour importants qu’ils soient, font cependant figure d’exception pendant une longue période, où les deux hommes travaillent chacun de leur côté, entretenant tout au plus des relations mondaines. Cette situation parallèle est plus nette encore pendant la plus grande partie de l’entre-deux-guerres, où Matisse, installé à Nice, semble avoir déserté le terrain de ses contemporains, pour porter son attention sur la reprise et l’approfondissement de problématiques qui avaient été celles de l’impressionnisme. Tout au plus peut-on penser que Picasso, dans quelques toiles comme Peintre et modèle de 1928, expérimente à sa façon les principes de l’espace rythmé latéralement plutôt qu’en profondeur – contraire donc à la faible profondeur du cubisme –, espace caractéristique des œuvres de Matisse dans sa période expérimentale (1908-1916). Il faut attendre en fait le retour de Matisse sur le terrain de l’art vivant, et celui de Picasso mais dans une moindre mesure, pour que s’affirme véritablement un rapport d’échange et d’émulation entre les deux artistes. La trace en est visible dans la succession de leurs expositions parisiennes respectives, que vient d’étudier très attentivement Yve-Alain Bois. Tout y montre une forte influence réciproque entre les deux artistes, qui prend diverses formes jusqu’aux années 50, c’est-à-dire jusqu’aux années qui suivent la mort de Matisse. On peut parler principalement d’un rapport de reprises, de citations plus ou moins ironiques, mais surtout d’émulation mutuelle, qui fera dire par Picasso à sa compagne Françoise Gilot : « Il y a bien des choses dont je ne pourrai plus parler à personne lorsque Matisse sera mort. » Le retour de Matisse sur la scène parisienne se fait notamment par ses expositions de sculptures à partir de 1930, qui suscitent de nombreuses réactions plastiques de la part de Picasso. Mais il est surtout visible avec la grande rétrospective que lui consacre la galerie Georges Petit en juin-juillet 1931. Celle-ci a souvent été critiquée comme trop conservatrice, mettant l’accent sur la production niçoise, mais avec ses quelque cent-cinquante œuvres elle a au moins réaffirmé l’importance historique de l’artiste, un an exactement avant la rétrospective de Picasso dans la même galerie. Or les tableaux peints par Picasso pendant la saison 1931-1932 montrent nettement un infléchissement matissien de sa ligne aussi bien que de sa couleur. Celui-ci a parfois été attribué à sa rencontre avec Marie-Thérèse Walter, femme-enfant aux traits gracieux et fragiles qui l’aurait incité à transformer en ce sens l’atmosphère de ses œuvres. Mais l’on sait à quel point Picasso a poursuivi un projet artistique qui s’est davantage alimenté de ses rencontres amoureuses plutôt qu’il n’a été déclenché et infléchi par elles. L’insistance de l’arabesque apaisée et de la gamme acidulée d’un tableau comme Femme aux cheveux jaunes de 1931, où se juxtaposent le rose et le vert, est ainsi à bon droit interprétable comme un effet des odalisques matissiennes, mais traitées avec une couleur et une franchise qui renvoient aux œuvres d’avant-guerre. Matisse répondra lui-même avec plusieurs tableaux à ces interprétations de ses méthodes et de ses formes par Picasso. Il est ainsi possible de rapprocher Le Rêve de 1935 et surtout celui de 1940 de la Femme aux cheveux jaunes. Il est également fructueux de considérer certains des grands intérieurs de 1947-1948 en les confrontant à Grande nature morte au guéridon : ils apparaissent alors comme une leçon donnée par Matisse à son cadet, quant au bon emploi de l’arabesque et des motifs décoratifs qui ne deviennent jamais chez lui une source de fermeture de la composition mais, au contraire, le gage d’un éclatement et d’une dissémination allègres, dans la respiration ménagée par les réserves de la toile vierge. C’est donc d’un dialogue véritablement fécond que témoigne l’évolution croisée des œuvres de Matisse et de Picasso pendant cette vingtaine d’années qui s’ouvre en 1930. Il est nourri par les échanges d’œuvres auxquels les deux artistes procèdent à nouveau à partir de 1942, ainsi que par les rencontres assez fréquentes entre les deux hommes après la fin de la guerre, dont Françoise Gilot a tracé un récit émouvant. En 1948, Matisse ira jusqu’à copier plusieurs des travaux que Picasso vient d’achever au Palais Grimaldi d’Antibes.

Des motifs typiquement matissiens
Quant à Picasso il n’hésite pas à citer des motifs typiquement matissiens dans des tableaux dont le thème est associé à sa vie privée, à ce qu’il peut avoir de plus personnel, c’est-à-dire ses enfants. Ainsi la végétation schématique qui entoure la figure penchée de son fils Claude dans Enfant jouant avec un camion est-elle une reprise détournée des motifs végétaux qui se découpaient dans la fenêtre de l’Intérieur au rideau égyptien. Il ne fait pas de doute non plus que Picasso répond à la chapelle de Vence de Matisse en exécutant son propre Temple de la Paix quelques années plus tard à Vallauris. Lorsque Matisse meurt en 1954, le dialogue n’est pas rompu. Mais désormais il se tient dans les toiles du seul Picasso, qui prennent souvent en charge à la fois les deux familles de motifs et les deux systèmes. Un tableau, peut-être, résume à lui-seul ce nouveau dialogue, que Picasso peint quelques mois après la mort de celui dont, malgré la différence d’âge, il est finalement devenu le seul vrai contemporain. Dans Suzanne et les vieillards de 1955, une odalisque nue se contourne entre arabesque et déconstruction, sous une fenêtre où se découpent deux visages d’hommes barbus : l’un, de face, aux traits noirs sur fond blanc est un masque de Matisse à la fin de sa vie ; l’autre, de profil, aux traits blancs sur fond noir, est la silhouette sous laquelle Picasso a pris l’habitude de se représenter, au moins depuis la Suite Vollard...

FORT WORTH, Kimbell Art Museum, jusqu’au 2 mai, cat. Flammarion, 300 p., 275 ill.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°503 du 1 février 1999, avec le titre suivant : Le duel Matisse Picasso

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