Cameroun - Art contemporain

Au Cameroun, art et patrimoine unis pour la « vie »

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 26 avril 2022 - 2545 mots

CAMEROUN

Au Quai Branly, l’exposition inédite « Sur la route des chefferies du Cameroun. Du visible à l’invisible » montre comment la tradition et la création se nourrissent l’une et l’autre pour rester « vivantes ». Reportage au musée et dans les chefferies.

À se focaliser sur la question des restitutions, on en oublierait presque que l’Afrique possède un patrimoine bel et bien vivant. De plus en plus vivant, même, si l’on considère que le continent, après avoir longtemps lorgné vers l’Occident, se tourne vers ses propres racines, une tendance qui traverse la société camerounaise actuelle. Vaste pays d’Afrique centrale, niché entre le Nigeria, le Tchad, le Congo et l’océan Atlantique, le Cameroun est constitué de hauts plateaux, de plaines, de steppes, de savane et d’anciens volcans qui lui valent le surnom d’« Afrique en miniature ». « On considère que plus de 92 % des écosystèmes africains sont représentés au Cameroun », explique Bernard Zeutibeu, directeur de l’Office régional du tourisme de l’Ouest-Cameroun.

Cette diversité géographique et naturelle est à l’origine du riche bestiaire du pays : le lion (emblème de l’équipe de foot nationale), l’éléphant, le gorille, le serpent, l’araignée, etc. Mais elle participe aussi à la division du territoire en quatre aires culturelles : l’aire soudano-sahélienne au nord, les peuples de la forêt (les Fang, Beti et Bulu) au sud, les peuples de l’eau (les Sawa, Bassa et Bakweri) à l’ouest et les Grassfields (la région de l’Ouest-Cameroun) au nord-ouest. Et ce n’est pas tout : l’ancienne colonie allemande, devenue à 80 % française et à 20 % britannique après la signature du traité de Versailles en 1919, compte encore plus de 250 ethnies et autant de dialectes sur un territoire plus petit que la France.

République présidentielle laïque depuis l’indépendance du pays en 1960, le Cameroun conserve néanmoins le souvenir de ses micro-royaumes. Ces communautés, qui se partageaient le territoire avant l’arrivée des colons dans les années 1880, sont aujourd’hui appelées « chefferies ». Placées sous l’autorité d’un chef ou d’un roi, elles jouent un rôle social et spirituel qui participe à l’équilibre politique du pays, tout en assurant la préservation de ses traditions.

Des enjeux touristiques et patrimoniaux

C’est la prise de conscience de cette diversité culturelle et de sa possible disparition dans la mondialisation qui fut à l’origine de la création de la Route des chefferies. Ce programme initié au début des années 2000 par la diaspora camerounaise à Nantes, devenu charte d’aménagement culturel du territoire en 2006, puis association en 2012, fédère aujourd’hui une cinquantaine de chefferies dans les Grassfields. Son projet : valoriser et promouvoir le patrimoine matériel (l’architecture, la statuaire…) et immatériel (les rites, les cérémonies…) traditionnels, tout en développant une économie touristique seule capable, en l’absence de volonté gouvernementale, d’en assurer la pérennité.

Sa Majesté Innocent Nayang Toukam fut précurseur en la matière. C’est en voyant débarquer au sein de la chefferie Batoufam un groupe de jeunes gens, à partir de l’été 1999, qu’il entrevoit le potentiel de ce tourisme naissant, tant pour le développement de sa communauté que pour la survivance et la transmission de son patrimoine. « J’étais déjà animé par l’esprit de partage, mais j’ai compris dès lors que ces jeunes voulaient comprendre qui nous étions et mieux connaître nos traditions », se souvient le chef visionnaire, qui fut l’un des premiers à rejoindre la Route des chefferies. Plus de vingt ans après, sa communauté de 12 000 âmes s’enorgueillit d’avoir ouvert des chambres d’hôtes traditionnelles, une boutique de sculptures Bamiléké, ainsi qu’un petit « musée » sur le thème « Architecture, pouvoir et cohésion sociale ».

Des musées vivants

Car le musée est au centre de la stratégie de la Route des chefferies : le Musée des civilisations ouvert en 2010 à Dschang (250 km au nord de Douala, la capitale économique), dédié à l’histoire des civilisations qui peuplent le territoire camerounais, comme tous les musées installés au sein des chefferies. Le programme accompagne en effet, par son expertise comme par son financement, la création de cases patrimoniales au sein des chefferies. Comme à Batoufam, quinze musées communautaires ont ainsi vu le jour ces dernières années à Bandjoun, Bamendjou, Baham, Bapa, etc., autour de l’histoire de la chefferie et d’un thème spécifique à celle-ci : la calebasse à Bamougoum, le totémisme à Bafou, etc. Et ce réseau itinérant de quinze musées devrait bientôt s’étendre grâce à la création d’une dizaine de nouvelles cases patrimoniales.

Le chef Bapa a, lui, choisi d’axer le parcours de son musée ouvert en 2018 sur le thème « L’homme, la nature et les croyances ». Pour Sa Majesté David Simeu, ce nouvel outil de promotion du « savoir-être » et des savoir-faire locaux (culinaires, médicinaux et artisanaux) est la clé de voûte de son projet de développement. Il doit certes permettre d’« assurer la transmission du patrimoine à une jeunesse qui déserte de plus en plus les villages pour s’installer dans les villes », mais aussi sensibiliser les visiteurs, camerounais et étrangers, « sur la nécessité vitale de préserver la nature ». Pour cela, le chef Bapa a voulu « un musée vivant », où les objets (vêtements, sculptures, instruments de musique…) sont présentés sans vitrine. « Nous ne voulions pas d’un musée centré sur les objets, mais sur leurs usages », précise le chef. Et pour cause : tous les objets exposés servent encore lors des cérémonies, des rites et des festivités.

Des œuvres à « décharger »

Certains de ces objets, dont le trône Bapa, ont aujourd’hui fait le voyage des Grassfields à Paris pour l’exposition « Sur la route des chefferies du Cameroun, du visible à l’invisible », au Musée du quai Branly – Jacques Chirac (jusqu’au 17 juillet 2022). Une exposition inédite, tant pour le Cameroun, qui bénéficie d’un premier événement d’ampleur en France, que pour l’institution parisienne, qui inaugure une nouvelle forme de collaboration avec l’Afrique centrale. Quand les précédents commissariats étaient confiés à des spécialistes occidentaux, « Sur la route des chefferies du Cameroun » a été déléguée à l’association du même nom. C’est l’architecte et urbaniste Sylvain Djache Nzefa, fondateur et coordinateur général de l’association, mais aussi maître d’œuvre du Musée des civilisations à Dschang et auteur d’un ouvrage de référence sur l’histoire des sociétés traditionnelles (Les Civilisations du Cameroun, Éditions de la Route des chefferies, réédition 2021), qui en assure le commissariat général.

230 pièces sur les 270 exposées, parmi lesquelles des masques, des coiffes et des vêtements traditionnels en tissu ndop, viennent ainsi directement des chefferies du Cameroun. « Dès l’origine du projet, nous avons voulu présenter un patrimoine vivant », explique Sylvain Djache Nzefa. « Vivant », dans la mesure où la grande majorité des pièces exposées ont encore un usage social, religieux ou politique – elles « dansent » encore, comme le disent les spécialistes. « Vivant », aussi, dans la mesure où ce patrimoine n’a pas été choisi pour son ancienneté ni pour son esthétisme, mais pour son exemplarité.

Bien sûr, ceci n’a pas été sans générer des difficultés nouvelles. Après avoir sélectionné les objets pour leur pertinence, il a fallu convaincre les chefs et leurs sociétés secrètes de s’en séparer temporairement, puis obtenir l’accord de sortie du territoire des autorités camerounaises avant, pour finir, d’organiser des cérémonies de sortie. Car ces pièces sont en grande majorité « chargées ». Elles servent toujours d’intercesseurs entre le monde des vivants et celui des dieux ou des ancêtres. Il a donc fallu les « décharger », autrement dit les désactiver avant de les faire voyager. Et cela n’a pas toujours suffi, comme, par exemple, pour le totem Bafou qui ne peut être manipulé que par un notable initié. Ceci a mobilisé des énergies inhabituelles, celles des communautés invitées – une vingtaine de chefs ont fait le déplacement pour l’inauguration de l’exposition, le 4 avril –, celles de l’association Route des chefferies et du Musée du quai Branly, sans oublier celles de l’Institut français du Cameroun (IFC), dont « le concours attentif et facilitateur a été décisif », souligne Emmanuel Kasarhérou, président du musée.

patrimoine et création

Vivante, l’exposition l’est jusque dans son parcours. Dans sa scénographie d’abord, où la reconstitution d’une case patrimoniale à l’entrée de l’exposition a mobilisé le savoir-faire d’artisans locaux, à l’instar d’Ibrahim Mouliom (chef de l’atelier de sculpture de Batoufam, auteur des défenses d’éléphant et des cloches à double gong sculptées sur le portique d’entrée) et de Catherine Bella Fouda, alias Keath B (qui a peint les animaux et les symboles sur les fresques murales). Dans la sélection des œuvres, ensuite : car, si elle est avant tout patrimoniale, l’exposition fait aussi une place à la création contemporaine. Et pour cause : quand les traditions tentent de rester actuelles, l’art contemporain, lui, se tourne vers le patrimoine. C’est pourquoi, Hervé Youmbi et Hervé Yamguen, deux grands noms de l’art contemporain camerounais, apparaissent au générique de l’événement, le premier avec sa série de totems Alo-alo, le second avec ses Histoires de têtes. Le travail de ces deux artistes reste en effet profondément attaché aux traditions et aux savoir-faire locaux. Installation aux allures de simples poteaux funéraires africains, Alo-alo mélange des motifs traditionnels (un trône Bamoun) avec des motifs issus d’autres cultures lointaines, égyptienne, olmèque ou populaire (le masque du film Scream), dans des couleurs acidulées très pop. Pour leur réalisation, Hervé Youmbi a fait appel à des artisans de Foumban, notamment pour les recouvrir de perles selon la technique artisanale locale. Hervé Yamguen a lui-aussi fait appel à un fondeur traditionnel de Foumban pour ses Histoires de têtes, une série de crânes en bronze déposés sur des plats en terre cuite qui évoquerait la tradition funéraire camerounaise – « Les funérailles sont la première économie du pays », souligne Sylvain Djache Nzefa –, si ces têtes n’étaient pas affublées d’éléments anachroniques (un doigt d’honneur) ou poétiques (un oiseau en haut d’une échelle).

Une scène nationale bouillonnante

Si l’accès à l’eau et à l’électricité, la lutte contre le paludisme et le sida restent des défis majeurs dans une région du monde minée par la corruption et les crises – outre la présence de Boko Haram dans le nord, le pays connaît une guerre civile qui ne dit pas son nom entre anglophones et francophones –, le Cameroun forme néanmoins de mieux en mieux sa jeunesse désireuse, en retour, d’investir dans son propre pays. Un Conseil des jeunes est d’ailleurs en cours de création, dans lequel sont présents nombre d’entrepreneurs collectionneurs, à l’instar de l’avocat Jacques Jonathan Nyemb et de Diane Audrey Ngako, fondatrice de l’agence de communication Omenkart. « Le Cameroun compte huit universités publiques – bientôt onze –, 450 000 étudiants et près de 200 000 bacheliers pour 28 millions d’habitants », explique Yann Lorvo, le providentiel conseiller de coopération et d’action culturelle qui dirige l’IFC depuis 2020. « Universités auxquelles il faut ajouter cinq Instituts des beaux-arts ouverts à Foumban, Nkongsamba, etc., d’où sortent désormais des artistes d’envergure internationale. »

Ce terreau propice se traduit par l’émergence d’initiatives privées dans le secteur des Industries culturelles et créatives (ICC), fortement encouragées par l’IFC, mais aussi par le dynamisme d’une scène artistique à laquelle le Musée national du Cameroun vient, pour la première fois à Yaoundé, la capitale politique, d’ouvrir ses portes. Jusqu’au 30 avril 2022, l’exposition « Contact(s) Zone » a en effet confronté le patrimoine traditionnel, comme un masque à tête de buffle, avec des œuvres contemporaines signées Salifou Lindou, Dieudonné Fokou, Ruth Belinga, Jean Michel Dissake, Alioum Moussa et Hervé Youmbi. Cette scène artistique nationale se structure de plus en plus, avec ses figures tutélaires (Gaspar Goman, 1928-2016, et Goddy Leye, 1965-2011), ses « grands frères » qui enseignent dans les Instituts des beaux-arts (Hervé Youmbi, Joël Mpah Dooh ou Alioum Moussa), ses stars parties à la conquête du monde (Pascale Marthine Tayou, Samuel Fosso et Barthélémy Toguo, qui a ouvert, en retour, un centre d’art à Bandjoun), sans oublier sa relève, à l’instar des peintres Jean David Nkot, Grâce Dorothée Tong et du cinéaste Thierry Fouomene, qui nourrit depuis deux ans un projet pluridisciplinaire de réconciliation sociale par les arts visuels (Your Pain is Mine).

Une économie de la « débrouille »

« Tous mes indicateurs signalent qu’il se passe actuellement quelque chose au Cameroun. La créativité y est incroyable, l’énergie folle, et le système est en train de s’organiser », poursuit Yann Lorvo, qui admet toutefois que « l’absence d’aides publiques contraint le milieu artistique et culturel à évoluer dans une économie de la “débrouille” ». Le risque est donc que le manque d’argent finisse par décourager cet écosystème encore embryonnaire. En dehors de la Galerie MAM ouverte en 1995 par Maréme Malong à Douala, les galeries d’art contemporain sont en effet quasi inexistantes, et les centres d’art restent le fruit d’initiatives privées et fragiles. Comme souvent, le problème reste l’argent. « Les personnes veulent pouvoir vivre de leur passion pour l’art mais ne le peuvent pas », expliquait Fabiola Ecot Ayissi à la présidente de l’Institut français, Eva Nguyen Binh, venue rencontrer les acteurs des ICC le 22 mars 2022, à Yaoundé. Pourtant, la fondatrice du Centre international pour le patrimoine culturel et artistique (Cipca) veut croire que les lignes bougent. En mars 2018, Fabiola Ecot Ayissi recevait en effet la visite du ministre de la Culture Narcisse Mouelle Kombi pour inaugurer le Cipca, association tout à la fois espace d’expositions et de conférences, centre d’archives, résidence d’artistes (récemment Jean Michel Dissake) et, bientôt, atelier d’artistes. Et le ministre de saluer alors l’ouverture de cette maison vouée « à l’expressivité de la sensualité artistique ». D’autres lieux engagés ont récemment vu le jour au Cameroun, comme The Forest/Creative Loft, espace de travail, d’échanges et d’expositions ouvert en 2019 à Douala par le couple de photographes Chantal Edie Ntube et Zacharie Ngnogue, mais ils restent rares.

Un monde bouleversé

Accolé à la Pagode, ancienne demeure royale où a séjourné Louis-Ferdinand Céline lors de son escale à Douala, le centre Doual’art fut le pionnier du genre, fondé en 1991 par l’historien de l’art Didier Schaub et son épouse Marilyn Douala Manga Bell. « Dès le départ, notre combat a été de dire aux artistes : “Cessez de faire de l’art de salon ! Soyez créatifs, adressez-vous à vos contemporains !” », explique la sémillante princesse. De fait, trente ans après sa création, la majorité des artistes contemporains camerounais sont passés par Doual’art, qui a indubitablement participé – et participe encore – à la définition de la scène artistique nationale. Toutefois, quand « l’enjeu à l’origine de Doual’art était de se réconcilier avec le monde contemporain, il est aujourd’hui de se reconnecter avec son histoire », analyse Marilyn Douala Manga Bell. C’est pourquoi cette dernière est à l’origine d’une exposition d’un autre genre : « Hé Hambourg, connais-tu Douala Manga Bell ? » Programmé au Musée Markk à Hambourg jusqu’au 31 décembre 2022, avant de probablement faire le voyage à Douala en 2023, cet accrochage réexamine le colonialisme à travers l’histoire tragique de Rudolf Douala Manga Bell, jeune roi résistant exécuté par les colons allemands en 1914, et arrière-grand-père de la princesse Marilyn Douala Manga Bell. Pour l’occasion, celle-ci n’a toutefois pas pu s’empêcher de commander une nouvelle œuvre au sculpteur Hervé Youmbi. Comme pour souligner qu’au Cameroun, patrimoine et création contemporaine sont toujours indissociables. 
 

« Sur la route des chefferies du Cameroun. Du visible à l’invisible »,

jusqu’au 17 juillet 2022. Musée du quai Branly–Jacques Chirac, 37, quai Branly, Paris-7e. Du mardi au dimanche de 10 h 30 à 19 h, nocturne le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 12 et 9€. 
Commissaires : Sylvain Djache Nzefa,Cindy Olohou et Rachel Mariembe.
www.quaibranly.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°754 du 1 mai 2022, avec le titre suivant : Au Cameroun, art et patrimoine unis pour la « vie »

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