Justice

Bronzes posthumes de Rodin : les considérations du tribunal

Par Alexis Fournol (Avocat à la cour) · lejournaldesarts.fr

Le 21 novembre 2014 - 1767 mots

PARIS

PARIS [21.11.14] - Le 20 novembre 2014, après près de quinze ans de procédure, le tribunal correctionnel de Paris s’est déclaré incompétent bien qu’il ait reconnu que les tirages d’œuvres de Rodin réalisés par Gary Snell et la société Gruppo Mondiale seraient pour l’essentiel des contrefaçons.

Auguste Rodin, Le Penseur, jardin du musée Rodin, Paris - 2013  Ludosane
Auguste Rodin, Le Penseur, jardin du musée Rodin, Paris - 2013
© Ludosane pour LeJournaldesArts.fr

La 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris n’a pas suivi les réquisitions du Ministère public à l’encontre de l’homme d’affaires américain Gary Snell, dont la responsabilité était recherchée depuis le dépôt de plainte par le Musée Rodin, en 2001, et sa constitution de partie civile pour les délits de publicités trompeuses, de contrefaçon et d’escroquerie.

Selon le musée, Gary Snell et la société Gruppo Mondiale avaient fait fondre des sculptures en bronze des œuvres d’Auguste Rodin en utilisant des plâtres de fonderie présentés comme des plâtres originaux et en refusant d’y apposer la mention « reproduction ». Parmi les œuvres en causes, estimées à près de 1 700 pièces, se trouvaient notamment des reproductions des fameux Le Baiser  et Le Penseur.

Pour autant, aucun des nombreux tirages réalisés depuis 1998 par la fonderie Guastini, située en Italie, n’avait été vendu sur le territoire français. Or, l’application du droit pénal est gouvernée par un principe de territorialité. Ainsi, aux termes de l’article 113-2 du code pénal, « la loi française est applicable aux infractions commises sur le territoire de la République ». Néanmoins, « l’infraction est réputée commise sur le territoire de la République dès lors qu’un de ses faits constitutifs a eu lieu sur ce territoire ». Le tribunal devait donc opérer une caractérisation précise des faits, avant de qualifier les tirages litigieux pour déterminer, enfin, s’il était territorialement compétent.

L’étude des faits opérée par le tribunal est pour le moins exemplaire, compte tenu de la complexité de l’affaire. Rappelant que les droits patrimoniaux sur l’œuvre de Rodin se sont éteints en 1987, l’arrêt précise que « quiconque peut réaliser des reproductions de l’œuvre du sculpteur sous réserve du respect de son droit moral et de la législation applicable en matière d’œuvres originales ou de reproductions ». Le prévenu avait donc la possibilité de réaliser de telles reproductions, à la double condition du respect des dispositions légales françaises spécifiques en la matière et d’une fidélité aux tirages originaux. Pour ce faire, Gary Snell avait acquis auprès de huit vendeurs différents plus de cinquante plâtres, à des conditions ubuesques et dont la provenance demeure obscure, mais pas nécessairement illicite, Rodin ayant vendu « un certain nombre de ses plâtres tout au long de sa carrière de sculpteur ». De ces plâtres de fonderie, désormais au Canada en vue de leur donation à un musée, ont été réalisés des moules de fonderie permettant la création des épreuves en bronze. Problème : aucune d’entre elles ne portait la mention « reproduction », ce qui pouvait laisser potentiellement présumer leur présentation en tant que tirages originaux.

Une confusion du tribunal sur la notion d’originalité
Le tribunal prend alors le soin de définir les contours de la notion d’œuvre originale en matière de sculpture en bronze. A l’originalité critère de qualification d’une œuvre de l’esprit les juges opposent la notion d’original lié à l’œuvre création matérielle, qui permet de distinguer celle-ci de la copie ou de la reproduction. Et d’indiquer immédiatement que « lorsque un artiste taille une sculpture dans les matériaux habituels tel le marbre, la pierre ou le bois, il n’existe qu’un original, celui-là même sculpté par l’artiste. Toute reprise relève alors du régime de la reproduction » au regard de l’article L. 122-3 du code de la propriété intellectuelle (CPI). De ce constat, le tribunal n’hésite pas à souligner que « la sculpture en bronze est donc, techniquement, toujours une reproduction. L’application stricte des termes de l’article L. 122-3 devrait amener à considérer qu’une sculpture en bronze n’est jamais une œuvre originale ». Avant de préciser que « la plupart du temps, la réalisation d’une sculpture en bronze, ou dans un autre métal, est le but souhaité par l’artiste lorsqu’il élabore son modèle initial en terre dont il souhaite ensuite le coulage en bronze. La prise en compte de la volonté artistique du sculpteur oblige donc à considérer qu’une sculpture en bronze, malgré son caractère technique de reproduction, peut constituer une œuvre originale au sens de la propriété littéraire et artistique ».

C’est là une bien étrange lecture du code qui fait fi du caractère indirect de la notion de reproduction. Le raisonnement transposé à la photographie, autre création artistique duplicable à l’infini, ferait du négatif l’original et du tirage une simple reproduction, alors qu’une intervention postérieure de l’auteur est souvent nécessaire pour parvenir à la matérialisation de sa création intellectuelle. Il en est de même pour le ciselage et la patine réalisés par un sculpteur. En outre, le tribunal entretient malgré lui la confusion entre l’originalité de l’œuvre de l’esprit et l’originalité d’un tirage, l’article L. 122-3 du CPI se rattachant aux droits patrimoniaux dont est titulaire un auteur sur sa création immatérielle et ne visant nullement la réalisation matérielle de cette œuvre.

Les fontes posthumes ne peuvent être qualifiées d’originaux
Passé cette confusion, le jugement gagne en intérêt lorsqu’il convoque enfin les dispositions applicables non plus à l’œuvre de l’esprit mais aux tirages. Le tribunal souligne que le droit fiscal s’est saisi pour la première fois de la question de la définition d’un exemplaire original par un décret de 1967, avant d’abandonner le terme d’original en 1995 au profit de la seule notion « d’œuvre d’art ». S’appuyant sur l’arrêt Claudel de la Cour de cassation du 4 mai 2012 énonçant que « seules constituent des exemplaires originaux les épreuves en bronze à tirage limité coulées à partir du modèle en plâtre ou en terre cuite réalisé par le sculpteur personnellement », le jugement souligne qu’il « y a toujours réalisation de plâtres intermédiaires, dit "plâtres de fonderie" qui vont servir à la réalisation de l’œuvre. C’est pourquoi la notion d’œuvre originale en matière de sculpture en bronze est en réalité une notion purement fictive ». On ne saurait dire mieux.

Enfin, le tribunal se fait l’écho des récentes évolutions légales et tranche pour la première fois une question bien délicate et fort débattue, dans un sens qui ne peut que convaincre. En effet, depuis 2006, l’article L. 122-8 du CPI dispose que les « œuvres originales », soit les réalisations matérielles qualifiées d’« originaux » au regard du droit de suite, consistent en « les œuvres créées par l’artiste lui-même et les exemplaires exécutés en quantité limitée par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité ». Le sort des fontes posthumes demeurait encore en suspens en jurisprudence quant à leur maintien ou non dans la catégorie des œuvres originales. Or, le tribunal conclut que l’entrée en vigueur de la nouvelle rédaction de l’article L. 122-8 « combinée avec la disparition dans le code général des impôts du terme "original" permet de considérer qu’en réalité ne peuvent être considérées comme originales que les sculptures en bronze éditées à partir d’un plâtre original, dont l’exécution a été réalisée par l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité dans la cadre d’un tirage limité ». Le sort des fontes posthumes est scellé : elles ne peuvent être qualifiées d’originaux.

Des reproductions qui seraient contrefaisantes
Gary Snell et la société Gruppo Mondiale, responsable de la vente des tirages litigieux, étaient renvoyés devant le tribunal correctionnel pour avoir porté atteinte au respect dû au nom du sculpteur et à l’identité artistique de son œuvre, c’est-à-dire pour avoir porté atteinte au droit moral de Rodin. Mais selon le tribunal, « le respect de ce droit moral doit cependant se combiner avec le fait que les autres droits de l’auteur sur son œuvre tombent, eux, dans le domaine public ».

Dès lors, le simple fait de reproduire une œuvre tombée dans le « domaine public » ne constituerait pas ipso facto une contrefaçon, comme le fait de ne pas avoir coulé les tirages à partir d’un plâtre n’ayant pas été façonné par le sculpteur ou d’avoir omis d’apposer la mention « reproduction » de manière lisible et indélébile. A condition, en ce dernier cas, « qu’il ressorte clairement du contexte que l’œuvre ainsi reproduite n’est pas une œuvre originale », le non-respect du décret dit Marcus du 3 mars 1981 n’étant sanctionné que par une contravention.

En conséquence, « l’atteinte au droit moral ne peut donc que résulter soit d’une reproduction infidèle de l’œuvre de l’artiste, soit de l’affirmation que l’œuvre réalisée est une œuvre originale ». L’expert désigné parvenant à la conclusion que nombres des sculptures réalisées par Gruppo Mondiale ne présentent pas « une qualité de reproduction qui permette de dire que le droit moral de l’artiste a été respecté », le tribunal en conclut que, pour l’essentiel, les œuvres litigieuses seraient « des contrefaçons en ce qu’elles reproduisent de façon infidèle le modèle original tel que voulu par l’artiste ».

Malgré les très fortes réserves émises à l’encontre de l’expert tant par le prévenu que par le tribunal - ce dernier s’interrogeant sur « l’usage de (ses) titres universitaires au regard de la réalité » et sur ses relations avec l’un des vendeurs des plâtres, source de conflit d’intérêt – l’expertise réalisée, « longue et coûteuse », est maintenue. Enfin, les faits de tromperie et de pratiques commerciales trompeuses seraient avérés.

L’incompétence territoriale du tribunal
L’emploi du conditionnel annonçait la déclaration d’incompétence du tribunal pour les faits retenus. « En effet, les divers éléments matériels mis en avant pour retenir la compétence des juridictions françaises n’ont pas convaincu le tribunal ». Ni l’origine géographique des plâtres ni les contrats signés entre Snell et les vendeurs desdits plâtres ne pouvaient permettre de retenir l’application du droit français pour contrefaçon au regard de la Convention de Berne dès lors que la fabrication, l’exposition, la vente et l’exportation des tirages litigieux ont été effectuées uniquement hors du territoire national. Il en est de même pour les infractions de tromperie et de pratique commerciale trompeuse, le site Internet offrant à la vente lesdits tirages ne concernant pas « d’éventuels acheteurs français ». Le tribunal, après s’être déclaré incompétent, déboute le musée Rodin de l’ensemble de ses demandes.

La présente décision aurait pu s’en tenir à la seule question de sa compétence. Mais en procédant à une analyse de la notion d’exemplaire original d’une œuvre de l’esprit dont les droits patrimoniaux de l’auteur se sont éteints, le tribunal est venu mettre en lumière la complexité de mécanismes essentiels au marché de l’art. Nul doute que la solution retenue à cet égard appellera de très nombreux commentaires tant les enjeux sont importants.

Thématiques

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque