Alfred Janniot

Fresques et tapisseries de pierre

L'ŒIL

Le 1 janvier 2004 - 1516 mots

Alfred Janniot (1889-1969) est, sans que l’on s’en rende bien compte, l’un des sculpteurs du XXe siècle les mieux visibles et donc les plus populaires. Ses tableaux-fresques, tapisseries de pierre, qui, à Paris, se déploient sur les murs de l’ex-musée des Arts d’Afrique et d’Océanie et au Palais de Tokyo, qui, à New York sur la 5e Avenue, s’accrochent au Rockfeller Center ne peuvent pas ne pas être frôlés (y compris par les rollers), entrevus, contemplés et donc admirés.
Dans l’inconscient visuel et collectif, Janniot est peut-être au plus immédiat de nos rapports secrets avec le relief. Voilà une lourde responsabilité et un bel honneur qui méritent le grand jour de la prise de conscience et de la reconnaissance publique.

Prix de Rome en 1919, Janniot a connu en 1931 avec l’inauguration du « palais permanent des Colonies », haut lieu de l’exposition coloniale, une gloire immédiate et retentissante. Son relief, profond de dix centimètres, couvrant rien de moins que mille cent vingt-huit mètres carrés de surface, médité pendant un an, réalisé en vingt-six mois, de mars 1929 à la fin mai 1931, conçu et suivi par un seul homme (fût-ce avec l’aide de deux assistants, Forestier et Barberis, et de quelques tailleurs de pierre), ce relief géant apparut comme une prouesse herculéenne et michelangélesque. Sans trous, sans vides autres que ceux des baies, foisonnant de plantes, d’animaux, d’humains, narrant « les apports économiques des colonies à la France », ce bas-relief justifiait bien sa fonction et son appellation de « tapisserie » couvrant et animant le bâtiment conçu par l’architecte Laprade.

C’est Albert Laprade en effet qui, en juillet 1927, avait eu l’idée d’un édifice dont la façade aurait été « une grande tapisserie de pierre… aux tonalités chaudes rehaussées de couleur et d’or, tapisserie abritée par une sorte de dais léger ». Encore fallait-il trouver l’homme capable de faire mieux qu’une simple animation décorative. La solution qui venait immédiatement à l’esprit, compte tenu du peu de temps disponible et de l’étendue des surfaces, était le partage entre plusieurs équipes de sculpteurs. Les plus grands noms du moment furent successivement évoqués. Il revint au vieux Bourdelle d’assurer que l’oiseau rare existait, que Janniot avait le tempérament et la capacité de la performance. « Voyez Janniot, c’est un prix de Rome. Ça ne fait rien. Ils n’ont pu arriver à l’avoir », aurait déclaré Bourdelle.

Ce que Janniot a semblé magnifiquement célébrer était tout simplement les noces, renouvelées, de l’architecture et de la sculpture. Janniot s’imposait comme celui qui faisait « refleurir [l’expression est de Louis Vauxcelles, l’inventeur des appellations contrôlées de fauvisme et cubisme] la sculpture monumentale dans son cadre naturel, l’architecture », celui qui avait su selon Jacques Carlu lui-même, l’architecte du palais de Chaillot, « rendre à la sculpture son rôle d’art intégré à l’architecture ». Ce ne sont pas des banalités. Avec Janniot la sculpture ne se contente pas de s’inscrire dans des espaces bien délimités (comme les métopes de Bourdelle au Théâtre des Champs-Élysées), elle embrasse littéralement l’architecture, qu’elle recouvre la totalité de la surface comme à la porte Dorée, qu’elle grimpe à l’assaut du mur avec la vitalité du lierre ou l’énergie de l’alpiniste comme au Palais de Tokyo. Avec Janniot, les amours héroïques de la sculpture et de l’architecture, sur le modèle de l’arc de triomphe de l’Étoile où Rude épousait si généreusement Huyot, semblent de nouveau possible.

Certes ce vitaliste n’est pas un baroque. Ses compositions obéissent à un ordre supérieur. Elles acceptent l’exigence d’un relief qui respecte le nu du mur, refuse les saillies irrégulières, adopte une même profondeur. Les architectures de Laprade à la porte Dorée, de Bondel et Dastugue au Palais de Tokyo, de Niermans à la mairie de Puteaux comme leurs contrepoints sculptés de Janniot reconnaissent la supériorité du modèle classique, la nécessité de l’intégration dans un ordre supérieur. Mais cela ne saurait se faire au détriment de la liberté et de la sensibilité personnelles. Il y a une manière de Janniot que ni la performance de la surface à couvrir ni les exigences du mur à respecter n’arrivent à affaiblir. De ces reliefs si dominés affleure la vie, ce classique reste un fidèle ami de la réalité.

La technique de Janniot est révélatrice. On aurait pu croire qu’il pratiquait la taille directe, à tout le moins qu’il passait sans transition du carton à sa transcription dans la pierre avec l’aide de ses praticiens. En réalité de la manière la plus traditionnelle, l’élève d’Injalbert, le petit-fils de Carpeaux, dessine sur le vif et pétrit directement et joyeusement la glaise. Son point de départ reste le face-à-face avec le document, avec le modèle. Ainsi pour le relief du palais permanent des Colonies, Janniot vante avec raison l’effort qu’il a fait pour appréhender la flore, la faune, les habitants de l’Afrique et de l’Asie. Le sculpteur s’est mué en explorateur ; il a interrogé les botanistes, les ethnologues.

« Les costumes et les types ont été loyalement respectés », assurait Jean Charbonneaux. Ce jeune conservateur du Louvre, qui allait devenir le grand spécialiste de la sculpture antique, avait pris en effet en affection Janniot et s’était porté garant de son authenticité.

Le passage par le vivant
De fait les photos montrant Janniot au travail, en train de pétrir sa terre avec les modèles africains à côté sont très révélatrices. Janniot lui-même évoque avec une fière rusticité son effort documentaire : « J’ai dessiné pendant un an. Seul de dix à quinze heures par jour. J’avais une montagne de documents. Le Muséum sortait pour moi ses plantes rares, faisait poser sa ménagerie. L’armée me prêtait ses Noirs, ses Annamites. J’ai eu des Sénégalais magnifiques », raconte-t-il dans le Vu de juin 1931. Le « bal Doudou, de la rue Blomet » lui fournit des modèles d’Africains. Sa méthode reste toujours le passage par le vivant, par le motif, même lorsque ses sujets sont nés de la mythologie.

Au Palais de Tokyo, où il déploie sur les murs les forces de la mer et de la terre, à travers leurs incarnations antiques, dieux et déesses, héros et muses sont des êtres bien humains. N’apprend-on pas de Janniot lui-même que son Hêraklês est « né d’un gardien de la paix et d’un sapeur-pompier de la Ville de Paris ». Le centaure du Palais de Tokyo aurait été inspiré par un lutteur repéré au cours d’un combat où s’illustrait le grand Deglane, le rival de Rigoulot, l’homme fort de la France d’entre les deux guerres. Le mineur, le métallurgiste de la mairie de Puteaux, taillés d’après nature, peuvent voisiner sans snobisme avec les allégories des « vertus républicaines ». Elles sont, ils sont – qu’ils appartiennent aux temps antiques ou modernes – vrais.

Ces reliefs, assujettis à l’ordre du mur, si puissants de réalisme, sont aussi et d’abord modernes.
Janniot pratique avec jubilation la liberté plastique qui est la conquête du XXe siècle. Les dames noires qui se livrent à leurs travaux domestiques dans leurs villages d’Afrique sont nièces en déhanchement des Demoiselles d’Avignon. Les hippopotames et les centaures se déploient avec un
libertinage d’anatomie que Dali, s’il s’est arrêté devant, aura sûrement approuvé. « Il y a un équilibre, remarque Léandre Vaillat (L’Illustration du 11 janvier 1930), entre la vie qui sourd à chaque pas et la composition par quoi l’artiste s’ajoute à la nature. » Jean Charbonneaux avait bien repéré le procédé, précisément emprunté à la tapisserie, qui permettait de passer par-dessus les lois et obligations de la perspective : « Faire pivoter le plan horizontal réel sur lequel se meuvent les personnages, de manière qu’il se confonde avec le plan vertical du mur. » Les personnages de Janniot se désarticulent sans complexes sur le mur, libérés par les exemples du Moyen Âge et du cubisme synthétique dont Janniot est si proche.

Au Palais de Tokyo le triton et le centaure se désarticulent joyeusement et à l’égyptienne. Ce dernier superpose de face son dos humain, où les muscles font la tempête, et de profil ses cuisses et jambes de cheval. Ce qui est vrai de l’ensemble l’est du détail : une lampe de mineur, comme un sein et son téton, les articulations d’une main peuvent faire autant d’événements plastiques indépendants que Janniot se plaît à multiplier au long de ses surfaces. Les plis des vêtements, marqués par des profondes entailles, ont autant pour charge d’accompagner un corps que de faire jouer, en surimpression, une danse libre des ombres et de la lumière qui vient s’inscrire sans complexe dans la narration des formes humaines. Avec Janniot le contemporain et l’antique, l’ouvrier et le triton, la négresse et la déesse peuvent entrer sans ridicule dans la ronde qui court sur les murs des palais et mairies de l’entre-deux-guerres. C’est que, par la grâce de Janniot, ils peuvent revendiquer la sincérité et la modernité.

A voir

Les bas-reliefs du musée des arts d’Afrique et d’Océanie, 293 avenue Daumesnil, Paris XIIe (le musée est fermé). Les façades sur terrasses du Palais de Tokyo et du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, av. du Pdt Wilson et av. de New York, Paris XVIe.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Alfred Janniot

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