Photographie

William Klein : « Il y a beaucoup de foutaises »

Par Martine Robert · L'ŒIL

Le 13 octobre 2011 - 1779 mots

Le photographe iconique américain est l’invité ce mois-ci de la MEP. Pour L’œil, il revient sur sa carrière sans rien lâcher de son indépendance.

L’œil : Vous avez commencé la peinture et la photo au début des années 1950, à Paris. Pourquoi à Paris, vous l’Américain ? 
W. K. : Je suis arrivé à Paris en 1948, revenant d’Allemagne où j’avais fait mon service militaire et où je dessinais des caricatures pour le journal des armées. Démobilisé, j’ai reçu une bourse et je suis allé à Paris, aux Beaux-Arts. Je voulais fuir ma famille juive new-yorkaise préoccupée par le fric : pour elle, il était inconcevable que je sois artiste. J’ai très rapidement rencontré celle qui allait devenir ma femme et je ne suis jamais reparti. J’ai travaillé dans l’atelier d’André Lhote et dans celui de Fernand Léger. Léger n’était pas un peintre à la mode à l’époque, contrairement à Miró, Picasso, Buffet… Mais Léger a changé le regard de la peinture, en s’intéressant aux travailleurs, aux machines, aux cheminées, au lieu de s’intéresser aux paysages, dans la lignée des impressionnistes. Il me fascinait. Il disait que nous n’étions que des petits-bourgeois, nous exhortait à laisser tomber les galeries, les musées, et à agir comme les peintres du Quattrocento qui travaillaient dans la cité avec les architectes. Ce qui m’a conduit à me servir de la photographie.

L’œil : Comment était ce Paris des années 1950 ?
W. K. : Il n’était pas celui des années 1920, de la génération perdue, du Paris est une fête d’Hemingway ou de mes lectures de Scott Fitzgerald. Même celui d’Henry Miller avait disparu. Tout était plus figé. Avoir un atelier à Saint-Germain-des-Prés était impensable pour moi. J’ai dû m’installer à La Garenne-Colombes. Autant dire que je ne passais pas mes soirées avec les existentialistes. Je me passionnais pour le Bauhaus, avec leur travail sur le design, l’architecture, la typographie, la photo et la peinture. Comme eux, je voulais révolutionner l’art en diversifiant les approches. Mais, à Paris à l’époque, ce qui n’était pas de la peinture était méprisé et la photographie apparaissait anecdotique. Moi je préférais le travail de Walker Evans à celui de Cartier-Bresson ou Doisneau, trop académique.

L’œil : À l’étroit dans la peinture, c’est donc dans la photo que vous tentez votre chance, en Amérique ?
W. K. : La photo, avec ses traditions diverses – portrait, mode, actualité, paysage… –, me semblait le bon médium. Alexander Liberman, le directeur artistique de Vogue, cherchait de nouveaux talents. J’ai relevé le défi, je suis parti à New York en 1954 réaliser un journal photographique. J’en ai tiré un livre montrant une ville tragique et inconfortable, un rêve américain dérisoire, alors que le monde entier s’extasiait devant la Grosse Pomme. Aucun éditeur américain n’a voulu le publier. Chris Marker, un écrivain qui faisait aussi de la photo et du cinéma, m’a appuyé pour que cela paraisse au Seuil.
Les réactions ont été partagées, parfois violentes, mais j’ai été récompensé par le prix Nadar en 1957. À Paris, beaucoup de personnes ont apprécié, trouvant que j’avais un regard proche de Céline.

L’œil : C’est d’ailleurs à ce livre que vous devez une autre rencontre marquante, celle du cinéaste Fellini ?
W. K. : J’étais un groupie de Fellini. Il présentait I Vitelloni à Paris et je voulais le rencontrer. Je savais qu’il logeait à l’hôtel Raphaël et il n’était pas protégé par dix attachés de presse comme aujourd’hui. Je suis allé lui porter mon ouvrage sur New York et Fellini m’a dit que c’était déjà son livre de chevet ! Il m’a alors proposé de venir à Rome travailler sur son prochain film, comme assistant. J’ai dit : « Que devrai-je faire ? » Il m’a répondu : « Si je suis malade, vous tournerez les scènes à ma place... » À Rome, j’ai découvert qu’il avait déjà une demi-douzaine d’assistants ! Fellini était une grande vedette, mais il avait néanmoins du mal à financer son film, lequel a du être retardé. J’ai traîné dans Rome et je suis revenu avec un nouvel album de photos.

L’œil : New York, Rome, puis ce sera Moscou, Tokyo, et Paris seulement dans les années 2000…
W. K. : Je ne pouvais pas aller à Moscou en touriste, on était en pleine guerre froide. Faire un livre me permettait de passer les frontières. Je ne connaissais la Russie qu’au travers de mes lectures de Dostoïevski, Tolstoï, Gorki, Pouchkine… À Tokyo, j’ai eu envie de faire de la photo zen. Quant à Paris, la ville m’était trop familière. Mais c’est son caractère vraiment cosmopolite, multiculturel, multiethnique, qui m’intéresse le plus. 

L’œil : Et la photo de mode, que vous avez révolutionnée, quel souvenir en gardez-vous ?
W. K. : Je me suis amusé, avec des séries surréalistes et dada, des idées graphiques. La mode, ça a été pour moi le théâtre de l’absurde. Cela m’a inspiré un film satirique, Polly Maggoo.

L’œil : Outre Léger et Fellini, l’autre personnalité déterminante pour vous est Muhammad Ali, à qui vous avez consacré un film. Pourquoi cette fascination ?
W. K. : Il est l’Américain du siècle, le plus grand boxeur de l’histoire, drôle, avec un culot monstre, capable de tenir tête à n’importe qui. Je voulais faire un film sur la façon dont un champion du monde peut polariser un pays entier sur les notions de bien et de mal. Il a refusé d’aller au Viêtnam, estimant ne pas avoir de différend avec ce peuple !

L’œil : Vous avez fait des études de sociologie. Comment vous définiriez-vous : photographe sociologue, photographe promeneur ?
W. K. : Comme un artiste avant tout…

L’œil : Quel regard portez-vous sur la photo aujourd’hui ? Y a-t-il encore cette fibre créatrice que Robert Frank ou vous-même avez eue ?
W. K. : Il y a beaucoup de foutaises. Trop d’expositions avec des choix pas toujours valables. Et des discours conceptuels qui ont pris une grande importance. Le photographe Hiroshi Sugimoto a dit un jour que ce n’est pas en proclamant qu’on fait de l’art qu’on y arrive...

L’œil : La photo a pris beaucoup de valeur sur le marché de l’art. Qu’en pensez-vous ?
W. K. : Le marché de l’art, il y en a un peu assez ! Je pense à Man Ray qui est mort avant que ses photos ne bénéficient de la cote mirifique qu’elles ont aujourd’hui. En regardant les clichés d’Avedon, il disait : « Avedon fait le portrait de gens célèbres, moi de gens qui vont le devenir. » J’ai la chance que les Américains soient fous de mes photos vintage : j’ai vendu des clichés 200 000 dollars chez Christie’s à New York, alors qu’autrefois, lorsque je donnais un tirage à quelqu’un, il pouvait atterrir dans un tiroir ou finir épinglé au mur ! Seules les photos de mode ou de pub me rapportaient.
 
À présent, il suffit d’une impulsion de quelques centièmes de seconde, de la concordance entre la technique et l’inspiration… C’est quand même très différent du travail d’un peintre. Tout cela est surréaliste. Ce marché est étrange, imprévisible, truqué peut-être. J’apprécie ma galerie lyonnaise, Le Réverbère, honnête et fidèle : c’en est presque sidérant [La galerie Le Réverbère expose « Klein 10 collectionneurs » jusqu’au 31 décembre 2011]. Car, dans la photo, il y a parfois un parfum de scandale. Certaines galeries refont des tirages et en tirent beaucoup d’argent.

L’œil : Contrôlez-vous vos tirages ?
W. K. : Pas de façon obsessionnelle, mais ma galerie me dit de les numéroter pour avoir une trace. Mes photos iconiques le sont déjà. Un grand tirage coûte 50 000 dollars, alors c’est normal que ce soit limité.

L’œil : Le photojournalisme en crise et la photo d’art au sommet, cela vous choque-t-il ?
W. K. : Je suis très admiratif des photographes de guerre, moi je n’aurais pas eu ce courage. Il y a des documents qui valent vraiment le coup, mais ce n’est pas de l’art. Certaines photos font néanmoins le tour du monde, comme celle de cette jeune Afghane photographiée par Steve McCurry.

L’œil : En 2005, le Centre Pompidou vous a consacré une grande rétrospective, avec vos négatifs agrandis. Que retenez-vous de cette expérience ?
W. K. : Pour moi le but de la photo, c’est le livre. Et les expositions, c’est beaucoup de travail. Mais j’y ai fait des réalisations monumentales qui m’ont beaucoup excité et ont attiré 350 000 visiteurs, cela n’est pas mal ! Cette exposition, Beaubourg aurait pu la faire voyager, dommage. L’an prochain j’expose à la Tate Modern et ce musée a déjà prévu les villes où tournera l’expo. En France, on s’en fiche…

L’œil : Beaubourg vous a-t-il acheté des photos ?
W. K. : Ils m’en ont acheté une quarantaine au milieu des années 1980, mais pas cette fois.

L’œil : Quels sont vos photographes préférés ?
W. K. : J’aime beaucoup Avedon, Martin Parr, Irving Penn. J’ai bien connu Avedon. Un jour, il cherchait un couple à photographier sous le Sacré-Cœur pour une publicité. Ma femme et moi avons posé. Il paraît que nous étions en photo dans toutes les pharmacies de New York ! C’est la seule fois où j’ai joué le mannequin. Mais de manière générale, je n’ai jamais eu envie de faire partie d’une bande de photographes, d’une agence, d’une école, trop soucieux de toujours casser les codes.

L’œil : Êtes-vous conscient d’avoir influencé toute une génération ?
W. K. : Je m’en rends compte lorsque je fais une exposition. À Perpignan, j’ai signé quatre cents de mes livres !

L’œil : Que comptez-vous faire de vos archives?
W. K. : Ce n’est pas ma préoccupation du moment, j’ai un fils, je l’impliquerai.

L’œil : Êtes-vous collectionneur ?
W. K. : Non. J’ai acheté des Fernand Léger dans le temps et des Utrillo. Mais je les ai revendus depuis.

L’œil : Après une si longue et brillante carrière, quel rêve vous reste-t-il ?
W. K. : Je finis un scénario. J’ai fait une vingtaine de films dont une douzaine de longs-métrages. Être réalisateur pour moi, c’est naturel, je conçois mes livres comme des films.

Biographie

Avril 1928
Naissance à New York.

1954
Premier contrat avec Vogue. Son livre sur New York provoque des controverses.

1957
Reçoit le prix Nadar en France.

1958-1962
Séries Rome (1958), Moscou (1961) et Tokyo (1962).

1989
Il initie la série de documentaires Contacts diffusée sur Arte.

2002
Publication de Paris Klein, trois ans avant sa rétrospective à Beaubourg.

2011
Expositions « Klein 10 collectionneurs » à la galerie Le Réverbère à Lyon, jusqu’au 31 décembre, et à la MEP, à Paris, jusqu’au 8 janvier.

William Klein à la MEP, à Paris

William Klein à la MEP, à Paris La Maison européenne de la photographie expose, depuis le 5 octobre, soixante photographies grand format de Rome prises par William Klein entre 1956 et 1960. Après la publication de son premier livre abrupt sur New York, le photographe débarque à Rome, engagé comme assistant auprès de Fellini. Le tournage prend du retard et Klein flâne dans la capitale italienne, appareil photo à la main. Il publie ses images dans un journal photographique, comme il le fera ensuite pour Moscou et Tokyo, puis Paris.
L’album fait l’objet d’une réédition aux éditions du Chêne à l’occasion de l’exposition pour redécouvrir le génie photographique de Klein. www.mep-fr.org

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°640 du 1 novembre 2011, avec le titre suivant : William Klein : « Il y a beaucoup de foutaises »

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