Bibliothèque - Musée

Quand le livre sort des rayonnages

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 20 mai 2024 - 1556 mots

De Colmar à Carpentras, une vague de projets culturels valorisant le patrimoine écrit éclôt en France. Un défi muséographique pour capter l’attention des visiteurs et rendre justice à des trésors pas toujours lisibles.

La Bibliothèque Humaniste de Sélestat. © P-Mod photographies
La Bibliothèque Humaniste de Sélestat.
© P-Mod photographies

Durant tout le chantier de rénovation de la Bibliothèque humaniste de Sélestat, cette maxime a été la boussole de l’atelier de designers Àkiko, chargé de la scénographie du nouvel équipement culturel. « Cela a été notre leitmotiv, au point qu’aujourd’hui la bibliothèque l’utilise pour sa communication ! », indique Gilles Vignier, fondateur de l’atelier. Dans la petite ville du Bas-Rhin, mais aussi chez sa voisine Colmar (Haut-Rhin) qui a rouvert une bibliothèque des Dominicains transformée en 2022, à Nanterre (Hauts-de-Seine) dans les nouveaux espaces de La Contemporaine, comme à Carpentras (Vaucluse) qui a inauguré ce printemps la deuxième phase de sa bibliothèque-musée de l’Inguimbertine, les chantiers muséographiques ont tous été confrontés à cette problématique : comment rendre attrayante et intéressante une exposition permanente de livres et de documents ?

La galerie Mazarin à la BNF

Au cœur de Paris, la monstration du livre et de l’écrit a désormais une référence, avec l’ouverture du musée de la Bibliothèque nationale de France (BNF) sur son site Richelieu à l’automne 2022. Dans la galerie Mazarin, la scénographie de l’agence italienne Guicciardini & Magni déploie un mobilier sobre et lumineux, dans lequel l’institution montre au public ses manuscrits les plus précieux. Renouvelée tous les cinq mois, cette exposition semi-permanente égrène pour la saison 2023-2024 ses trésors narrant l’histoire des révolutions : un manuscrit du J’accuse d’Émile Zola, une édition originale du Discours de la méthode de Decartes, une page satirique d’un manuscrit enluminé de Boccace… Le musée de la BNF mise sur des œuvres spectaculaires, ou résonnant avec l’imaginaire collectif. L’écrin patrimonial, avec son plafond orné des peintures de Romanelli, ainsi que la confrontation du livre aux autres collections de la BNF (gravures, peintures, objets scientifiques et archéologiques) facilitent l’animation de la muséographie.

Le défi fut autrement plus complexe à Sélestat, dont la municipalité est dépositaire d’un ensemble unique, inscrit sur le registre « Mémoire du monde » de l’Unesco : la bibliothèque de Beatus Rhenanus (1485-1547). L’intégralité des ouvrages collectés par cet humaniste sélestadien a traversé les siècles, ouvrant une fenêtre sur l’univers mental d’un lettré du XVIe siècle dans le Saint-Empire. Pour les spécialistes, c’est un terrain de jeu sans équivalent, mais pour le grand public, aller voir les 670 volumes en latin ou vieux rhénan, rarement illustrés, se présente comme une sortie culturelle particulièrement aride. « C’est formidable d’avoir la collection d’un seul homme, un ensemble aussi cohérent, souligne pourtant Gilles Vignier. La muséographe Muriel Meyer [Métapraxis] nous a aidés à structurer le propos. Au début, avec les équipes du musée, on voulait expliquer ce qu’est l’humanisme… et puis on s’est dit qu’il fallait raconter l’histoire de ce Beatus ! »

Au début de ce parcours inauguré en 2018, ce n’est pas un précieux incunable ou un manuscrit mérovingien qui accueille les visiteurs, mais un document auquel chacun peut s’identifier : le cahier d’écolier du jeune Beat Bild, de son vrai nom, étudiant appliqué à l’école latine de Sélestat avant de devenir l’humaniste au nom latinisé dont l’influence rayonne dans tout le Saint-Empire. Les pages sont illisibles, mais le visiteur voit les ratures, les pages surchargées de notes afin d’économiser chaque centimètre carré du cahier. À partir de cette entrée très personnelle, le parcours peut ensuite dérouler un propos biographique, rythmé par les grandes étapes de la vie de Beatus, depuis son amitié avec Erasme jusqu’au legs de sa collection à la ville.

À Colmar comme à Sélestat, incarnation et interactivité

Ce parti pris incarné séduit un public qui en vient à excéder les attentes de la municipalité, avec une fréquentation passant de 12 000 visiteurs par an pour l’ancienne bibliothèque « dans son jus » à 65 000 visiteurs environ par an en moyenne. À 25 km de là, à Colmar, la bibliothèque des Dominicains parvient également à attirer quelque 60 000 curieux depuis son ouverture en 2022. Devant le livre d’or, le conservateur des lieux lit avec gourmandise les compliments sur la scénographie et la pédagogie du nouveau parcours : « depuis deux ans, les remarques négatives se comptent sur les doigts d’une main », se félicite Rémy Casin. Le pari n’était pourtant pas gagné d’avance : « Nous sommes des bibliothécaires, rappelle-t-il. Je suis resté ici pour veiller sur les collections patrimoniales lorsque les collections grand public sont parties rejoindre la nouvelle médiathèque, ouverte en 2012. Mais créer, gérer un musée, ce n’est pas mon cœur de métier ! » Pour valoriser le fonds exceptionnel issu des saisies révolutionnaires – « c’est une mini-BNF que vous avez ici », ose le bibliothécaire –, il a fallu faire un choix parmi les 200 000 volumes remarquables.

Là aussi conçue avec l’aide de l’agence Métapraxis, l’exposition permanente de 500 m² offre un discours resserré, qui n’exploite pas toutes les possibilités du fonds (couvrant l’histoire du livre du VIIe siècle à nos jours) mais illustre des thématiques-clés (les Lumières, les grandes découvertes, l’invention de l’imprimerie...), connues du grand public. « Il n’était pas possible d’évoquer ici la Réforme et l’humanisme, le discours aurait été vraiment trop superficiel, explique Rémy Casin. Nous avons adopté une perspective technique plutôt qu’intellectuelle. »

Dans les deux parcours alsaciens, des dispositifs invitent à la manipulation, proposent aux visiteurs de participer à une création collective ou de repartir avec un souvenir façonné sur une borne interactive, ce qui compense la frustration qu’engendre la présentation statique et nécessairement distanciée des volumes. Le numérique permet aussi de muséographier le contenu des livres, en proposant sur des feuilleteurs numériques quelques pages choisies qui évoquent des faits saillants. L’intégration d’objets parsemés – telle la côte de baleine que les habitants du XVIe siècle interprètent comme une côte de géant, au désespoir du lettré Beatus – est également une astuce adoptée pour rythmer la « lecture » : « Le jeu entre les objets de collection va rendre notre discours beaucoup plus efficace, grâce à des confrontations qui peuvent être artificielles, certes, mais qui sont essentielles », explique le scénographe Gilles Vignier.

Contraintes liées à la conservation, mais aussi défis scénographiques

Dans ces parcours, la scénographie du livre doit s’adapter à divers types de contraintes : pièces de musée, les livres sont des documents consultables par les chercheurs, et ne peuvent rester guère plus de cinq mois exposés ouverts sur le même feuillet. « Si l’on ne partage pas ces collections, elles meurent, mais si on les partage trop, elles peuvent se détériorer », résume Marie Zahnbrecher, médiatrice à Sélestat. « La vitrine est un objet non seulement de présentation et de conservation, mais aussi d’exploitation », rappelle Gilles Vignier, dont le travail a dû prendre en compte la fréquence des rotations de collections, tout en présentant les précieux volumes comme des œuvres d’art. Le parcours lui-même doit intégrer ce principe de rotation, afin que le discours ne devienne pas obsolète lorsque les livres sont remplacés.

À Nanterre, Xavier Séné prend quelques précautions avant de présenter « L’atelier de l’histoire » : « On essaye d’éviter l’appellation “musée”, nous n’avons pas le label “Musée de France” et nous ne le voulons pas forcément », explique le directeur de La Contemporaine, auparavant dénommée Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, installée sur le campus nanterrois depuis 2022. Dans l’édifice flambant neuf signé de l’architecte Bruno Gaudin, la programmation d’un parcours permanent allait de soi, pour valoriser les ouvrages, archives et objets qui constituent ce fonds singulier. Mais si d’autres bibliothèques-musées souhaitent montrer le livre comme une œuvre, ici, à l’inverse, le tableau devient document : « Ce sont de belles œuvres », admet Xavier Séné devant un grand Maurice Denis et un Félix Vallotton accrochés au début du parcours. «Mais nous les montrons ici pour leur valeur documentaire. »

Le public visé à Nanterre est quelque peu différent, puisque le parcours s’adresse aux étudiants dans l’objectif de les mettre aux prises avec la matière première de l’historien, les sources documentaires. Les archives de la Ligue des droits de l’Homme sont ainsi mises en scène sous les vitrines comme si elles venaient d’arriver sur le bureau d’un chercheur, tel un large dossier ouvert dont s’échappent des feuillets. « Ce sont des archives, la logique n’est pas de montrer ce qui ne peut jamais être approché, mais de faire comprendre que tous nos documents peuvent être consultés », explique le directeur.

Pour capter l’attention des étudiants, le parcours de La Contemporaine conçu par le studio Vaste utilise des stratégies communes à ces institutions entre musée et bibliothèque, en recourant notamment au pupitre, ici dans une forme blanche et épurée qui invite à l’étude. De même à Sélestat, où le mobilier scénographique a repris les codes d’une salle d’étude humaniste, ou à Colmar dont le parcours est émaillé d’une petite « period room » évoquant les clubs littéraires du XVIIIe siècle.

Ouvert au printemps, le parcours muséal de l’Inguimbertine joue cette carte de l’immersion, en recomposant le mobilier de dom Malachie d’Inguimbert, l’ecclésiaste à l’origine de l’importante collection. « C’est le cœur de notre projet muséographique, deux pièces où l’on s’immerge dans quelque 5 000 ouvrages de la collection », explique Jean-Yves Baudouy, directeur du musée. La présentation de livres reste, elle, parcimonieuse, dans ce nouvel équipement qui vise un large public : « On pouvait faire de l’accumulation, ou bien sélectionner. L’objectif est que chaque objet soit distinguable. » Montrer peu mais montrer bien pourrait être l’autre devise de ces institutions qui tentent de familiariser le public avec le patrimoine écrit.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : Quand le livre sort des rayonnages

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque