Environnement - Monument

BÂTIS ANCIENS

Monuments historiques, les vieilles recettes pour isoler

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 11 janvier 2024 - 1583 mots

Bien que la réglementation ne les contraigne pas, les bâtiments historiques cherchent des solutions de sobriété énergétique en faisant preuve d’inventivité.

Restauration de la charpente de l'aile ouest de l'Ecole militaire et des salons du CEMA. © Hélène Peter / OPPIC
Restauration de la charpente de l'aile ouest de l'École militaire et des salons du CEMA.
© Hélène Peter / OPPIC

Pour présenter le chantier de sa maison alsacienne du XVIIIe siècle, Denis Elbel utilise toujours cette citation de Mark Twain. Un peu trop grandiloquent pour évoquer des travaux de restauration patrimoniale et de rénovation énergétique ? Il faut se replonger dans le contexte du tout début des années 2010, quand ce défenseur du patrimoine alsacien – président de l’Association de la sauvegarde de la maison alsacienne (ASMA) – décide de lancer ce double chantier, alors que le sujet de la rénovation thermique est loin d’être grand public, et celui de ses interactions avec les monuments historiques, plutôt confidentiel.

La solution mise en œuvre pour isoler les murs à colombages et torchis de la vieille demeure est alors inédite sur un chantier patrimonial. C’est un mélange de chaux et de chanvre, aussi appelé béton de chanvre, projeté en isolation intérieure. Respirant, ce matériau bio-sourcé a un pouvoir isolant en deçà des laines de roche, mais il respecte la propriété respirante des matériaux anciens, et évite les détériorations liées à la concentration d’humidité dans les murs. « C’était un chantier laboratoire, quand j’ai commencé en 2010, je ne savais pas comment on allait pouvoir isoler. C’est une association qui m’a parlé de cette solution, et j’ai dû faire venir un artisan de Bretagne pour faire des essais. Quand vous prototypez, ça coûte forcément plus cher ! », se souvient Denis Elbel.

Dix ans plus tard, c’est dans un chantier d’une tout autre ampleur que l’on s’apprête à pulvériser ce mélange. Avec le projet « Minerve », le Musée de l’armée redéveloppe son parcours, et en profite pour faire de la rénovation énergétique. Le maître d’œuvre, le cabinet d’architecture Antoine Dufour, a proposé l’utilisation de ce mélange chaux-chanvre sur les maçonneries en pierre des Invalides. Pour la maîtrise d’ouvrage, déléguée par le musée à l’Oppic (Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture), c’est un saut dans l’inconnu : comment le mélange va-t-il se fixer sur les conduits des réseaux accrochés au mur ? Comment va se dérouler la mise en œuvre ? Les sujets d’interrogation – pour ne pas dire de circonspection – sont nombreux. « C’est très bien que le maître d’œuvre nous force à aller dans ce sens, estime néanmoins Hugues Wilhelem, ingénieur Études et Travaux à l’Oppic, c’est un projet pilote, avec une maîtrise d’œuvre convaincue, et sur des délais restreints. Cela permet aussi de prendre de l’avance sur ce qui sera bientôt obligatoire et de solliciter des filières. »

Préceptes anciens pour une meilleure isolation

Les édifices classés monuments historiques se situent aujourd’hui dans une sorte d’entre deux : le bâti ancien ne fait pas l’objet d’une obligation de performance énergétique, imposée par la Réglementation environnementale RE2020 au neuf, et les édifices inscrits et classés échappent même aux interdictions de location qui frapperont les édifices mal notés au Diagnostic de performance énergétique (DPE), dès 2025. Dérogation législative d’un côté, mais obligation morale et politique de participer à la transition écologique de l’autre : « C’est vrai qu’il n’y a pas d’obligation réglementaire, mais il y a une obligation de vérifier que ce que nous faisons améliore la performance énergétique, rappelle Christian Mourougane, président de l’Oppic. C’est une orientation programmatique que l’on se fixe, et un objectif de notre ministère de tutelle, comme l’a rappelé la ministre de la Culture lors la présentation du budget 2024. On veille à intégrer ces aspects-là dans nos opérations, au minimum dans les phases de programmation et de diagnostic. »

La prise en compte des enjeux techniques et environnementaux revient de loin dans les chantiers patrimoniaux. À l’image des précédentes phases de réhabilitation des Invalides, sur l’avant-corps central, livrées en 2019, et où l’isolation des combles n’a même pas été envisagée, pourtant une opération simple, peu coûteuse, et qui s’impose désormais comme le premier réflexe de rénovation thermique dans les grands monuments. D’autres interventions frugales, qui vont puiser dans l’histoire des bâtiments anciens, permettent désormais d’améliorer le confort d’hiver. « Il faut garder en tête que le DPE ne concerne que la température, l’un des quatre critères de confort, rappelle l’architecte des Bâtiments de France (ABF) Gabriel Turquet de Beauregard. Il y a aussi l’hygrométrie, le rayonnement des matériaux et les courants d’air. » Ainsi, lorsqu’on lui demande d’améliorer le confort d’hiver de la pièce à vivre dans une vieille maison en pierre, l’ABF du Maine-et-Loire joue sur ces différents critères : un tapis au sol pour isoler, un poêle dans la cheminée pour bloquer les courants d’air, et un tissu d’un centimètre d’épaisseur tendu sur le mur pour limiter le rayonnement de la pierre. « N’importe quel bureau d’études aurait préconisé de baisser le plafond, mais cette solution sobre économiquement et du point de vue du bilan carbone comme de l’environnement a très bien fonctionné », rapporte-t-il.

Phase 1 du Projet Minerve visant à la transformation du Musée de l'armée : protections sur les peintures murales de la Salle Vauban. © Thierry Ardouin / OPPIC
Phase 1 du Projet Minerve visant à la transformation du Musée de l'armée : protections sur les peintures murales de la Salle Vauban.
© Thierry Ardouin / OPPIC

« Il faut regarder les tableaux anciens, les photos d’époque !, préconise ainsi Régis Martin, président de la compagnie des Architectes en chef des Monuments historiques (ACMH). On y voit un tas d’objets disparus, comme de grands stores extérieurs qui isolent beaucoup mieux de la chaleur que des rideaux intérieurs. On y voit des tapisseries appelées portières, qui écartaient les courants d’air froid. Dans les maisons, il y avait tout un rituel pour adapter le mobilier aux changements de saison. Ces systèmes sont tombés en désuétude par paresse, mais ils sont très faciles à mettre en place, dans la parcimonie et à l’économie. »

Le circuit court du réemploi

Si le bâti ancien ne peut que rarement atteindre les cibles thermiques du neuf, construit selon les règles strictes actuelles, il peut rattraper son bilan carbone par ces interventions low tech, peu gourmandes en matériau et en énergie. Sur un autre chantier mené par l’Oppic, à quelques mètres des Invalides, on tente de faire la démonstration d’une autre qualité du bâti patrimonial. Entré dans ses dernières phases, le chantier de restauration de l’École militaire (commencé en 2016) a été repris par l’ACMH Martin Bacot, qui a souhaité poursuivre une phase d’études lancée par l’Oppic consacrée au réemploi des matériaux. Avec l’aide du bureau d’études spécialisé R-Use, la maîtrise d’œuvre s’attache à donner une seconde vie à des matériaux voués à la benne : à l’image d’une pierre d’angle, posée sur le troisième niveau de l’échafaudage de la façade, juste en dessous de ce qui fut sa place dans la maçonnerie durant quelques siècles et attendant son réemploi.
« Si on ne l’avait pas demandé, l’entreprise aurait certainement réduit la pierre en gravois pour la décharge : c’est la solution habituelle, rapide et économique », explique Clément Rigot, architecte des Monuments historiques pour l’agence de Martin Bacot. Retaillée pour enlever la partie dégradée, la pierre déposée retrouvera bientôt une place dans les maçonneries hautes du bâtiment. Une démarche en circuit court qui évite la consommation de nouveaux matériaux et la pression sur les ressources. « Le réemploi est un gros sujet dans le neuf, avec la récupération de vieux planchers, de toilettes, etc. On voulait raccrocher le wagon avec le milieu du patrimoine, qui a toujours eu cette démarche, mais pas avec cette visibilité… On risque d’avoir l’air à la traîne », analyse l’architecte.

Des surcoûts non négligeables

Avec ce chantier test, l’Oppic et Martin Bacot souhaitent produire un guide de bonne pratique du réemploi et répondre aux problématiques que pose cette façon de faire : quelle garantie décennale pour ces matériaux qui ont déjà bien vécu ? Quel prix sur le bordereau pour l’entreprise qui devra réaliser une « dépose soignée des matériaux » et non une simple « dépose » ? La question du coût de ces interventions est cruciale, surtout pour les monuments publics : « Il est faux de penser que ça bloque au niveau opérationnel, affirme Hugues Wilhelem. Aujourd’hui, pour généraliser ces chantiers, il faut des délais et des crédits. » Aux Invalides, c’est un surcoût de 40 000 euros que le musée doit supporter pour financer la solution du béton de chanvre, dont l’ampleur de la mise en œuvre a été réduite avec le raccourcissement des délais de ce chantier.
Pour les particuliers, les aides à la rénovation énergétique et aux travaux ne prennent aujourd’hui pas en compte les surcoûts que peuvent représenter les travaux sur un bâti ancien, protégé ou non : recours à un architecte pour un diagnostic précis, utilisation de matériaux bio-sourcés, en circuit court, mise en œuvre par des ouvriers très qualifiés… Bien que de nombreux acteurs vantent la frugalité du bâti ancien, celui-ci est gourmand en investissement dans des phases peu visibles et chronophages des travaux, comme les études préalables. De quoi décourager bon nombre de propriétaires mal informés, lorsque des solutions peu coûteuses et à la mise en œuvre rapide existent par ailleurs.
Dans son chantier expérimental, Denis Elbel l’avait compris : ces aides forment le nerf de la guerre. De prototypes en innovations, sa maison alsacienne réunissait à l’issue du chantier le label « Fondation du patrimoine » et le label « BBC rénovation » (accordé pour les chantiers aboutissant à une cible A ou B du DPE). Une manière d’amortir, un peu, le surcoût des expériences menées par le défenseur de la maison alsacienne, et de prouver à tout un chacun que « c’est possible », malgré les doutes initiaux des architectes des Bâtiments de France. Il a d’ailleurs une autre piste pour réduire la facture : « C’est la main-d’œuvre qui coûte cher ! Si un jeune couple motivé veut rénover une maison, on organise des stages de torchis, de pose d’enduits et ils peuvent mettre la main à la pâte le week-end. »

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°624 du 5 janvier 2024, avec le titre suivant : Monuments historiques, les vieilles recettes pour isoler

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