Collection - Restauration

La Vierge du chancelier Rolin, Jan van Eyck

Par Isabelle Manca-Kunert · L'ŒIL

Le 26 février 2024 - 1120 mots

PARIS

Récemment restauré, le tableau conservé au Musée du Louvre a retrouvé toute sa splendeur. Peint vers 1435, cet ex-votoétonne par son jeu de perspectives à différentes échelles, qui permettent de l’apprécier de loin comme de très près.

Seule œuvre de Van Eyck conservée en France, La Vierge du chancelier Rolin est aussi l’un des tableaux les plus étranges de l’immense maître flamand, car il comporte des distorsions d’échelle qui génèrent une tension permanente et intentionnelle. Sa composition singulière n’a cessé d’intriguer les spécialistes et a suscité quantité d’hypothèses. La spectaculaire restauration qui vient de s’achever lui a rendu sa splendeur, sa lisibilité et sa profondeur ; accentuant encore son originalité. Libéré d’épaisses couches de vernis oxydés et encrassés, le panneau a en effet retrouvé ses couleurs éclatantes, le modelé de ses figures et la texture de ses riches étoffes. L’œuvre a aussi regagné son étonnante perspective, jusqu’ici aplatie, qui laisse penser que le tableau était conçu pour être admiré à la fois de très près et de loin. D’où la présence de ce fascinant paysage miniaturisé rendu avec une précision hallucinante. Ce paysage fantastique, dont on ne peut apprécier les détails qu’en ayant le nez presque collé au tableau, possède en effet la finesse des enluminures des livres d’heures d’alors. Il devait certainement servir de support de méditation à son commanditaire, le chancelier Nicolas Rolin.

assurer le salut de l’âme

Le contraste avec le premier plan, qui affiche un luxe de détails et un réalisme à couper le souffle, est d’autant plus saisissant. Cette modernité stupéfiante s’explique par la fonction principale de cette œuvre : assurer le salut de l’âme de Rolin. Le tableau a en effet été commandé pour être l’épitaphe du chancelier. Placé au-dessus de son tombeau à Autun, il devait perpétuer pour les siècles son souvenir, et inciter les visiteurs de l’église à prier pour lui. Cette fonction est fondamentale car, au XVe siècle, beaucoup croient que plus l’on prie pour eux, plus le temps passé au purgatoire sera réduit. Ce tableau devait donc garantir à Rolin de nombreuses prières. On sait que cette question était primordiale, puisqu’il avait même demandé une indulgence au pape pour que chaque personne visitant sa chapelle funéraire bénéficie, elle aussi, de cent ans de rémission au purgatoire !

Un paysage miniaturisé

Tout au long du XXe siècle, les érudits ont tenté d’identifier ce paysage. Si les noms de Liège, Lyon, Autun, ou encore Maastricht ont circulé, il semble que cette cité idéale soit en réalité une ville composite dont on retrouve des éléments dans d’autres œuvres eyckiennes. Allégorie du bon gouvernement, cette ville est intégrée dans une campagne prospère où tous les éléments se complètent : la montagne, l’eau, des champs cultivés et la clairière. Ce paysage imaginaire est adapté au commanditaire car la vigne et ses petites maisons typiques évoquent la Côte-d’Or d’où est originaire Rolin. Tandis que l’architecture renvoie aux Flandres, la partie la plus florissante du duché de Bourgogne. Cette vision fantasmée des Pays-Bas bourguignons est le paysage le plus développé du peintre. Le spectateur a presque l’impression de voir un territoire déployé à la manière d’une mappemonde. Cela traduit la volonté de l’époque de maîtriser le monde qui l’entoure, de le cartographier et de s’immerger dans sa contemplation.

D’intrigants personnages

C’est un détail qui a fait couler beaucoup d’encre : qui sont ces deux petits personnages qui nous tournent le dos ? Celui portant un turban rouge est interprété comme un avatar de Van Eyck, en raison de l’autoportrait présumé dans lequel il est coiffé du même accessoire. Le peintre avait l’habitude de glisser sa propre silhouette dans certains de ses tableaux, tantôt apparaissant dans un miroir, tantôt se reflétant dans une armure. La nouveauté c’est qu’il est ici accompagné d’une seconde silhouette qu’il semble guider. Ce binôme agit ainsi comme un relais du spectateur, il le précède dans la narration, indique où regarder et l’invite à se plonger dans le paysage. Il attire immédiatement le regard, car il est anecdotique, incongru, au second plan d’une scène de piété. Ce motif détonne aussi parce qu’il s’apparente à un collage, à une juxtaposition maladroite par sa taille mal proportionnée. Cette anomalie est volontaire et sert à créer un petit choc visuel et donc à attirer l’attention du public.

Un portrait très réaliste

Impossible de ne pas être frappé par la sidérante modernité de ce portrait exécuté vers 1430. La coupe au bol très courte, les cheveux rasés de près, la palpitation de la veine sur la tempe, le visage marqué par le labeur et ce menton volontaire dessinent un portrait vraiment réaliste et presque tactile de Nicolas Rolin. Il faut dire que le chancelier, personnage important du duché de Bourgogne, n’a pas lésiné sur les moyens puisqu’il s’est offert l’artiste préféré du duc et le meilleur portraitiste de son époque. Le soin apporté au rendu de son visage ainsi qu’à son manteau d’un luxe inouï avec ses teintes dorées et aubergine lui confèrent une présence magnétique. En confiant le salut de son âme à un génie tel que Van Eyck, le message du commanditaire est clair : il affiche son statut, sa prospérité, mais aussi sa fine connaissance de l’art et de la mode. Rolin a en effet choisi de poser non pas en habit de chancelier mais paré tel un seigneur très riche vêtu à la dernière mode vénitienne.

Une composition inhabituelle

Le portrait très individualisé de Rolin renforce par contraste l’aspect presque effacé de la Vierge, dont le visage est peu modelé, impersonnel et les yeux baissés. Ce tableau est en effet d’une audace stupéfiante car la stature du chancelier, qui est plus grand que la Vierge, marque une rupture avec la tradition picturale. D’ordinaire les commanditaires sont soit plus petits que les personnages sacrés, soit représentés à genoux. Ici, non seulement la hiérarchie n’est pas respectée, mais le donateur est même plus saillant que la sainte. Certains détails ont d’ailleurs été amendés par Van Eyck, notamment un dais qui a été effacé, afin de les mettre tous les deux sur le même plan. La position de la Vierge est par ailleurs très étonnante car elle est traditionnellement placée au centre. Ici, ce n’est pas le cas ; les deux personnages se font face et le centre est occupé par le paysage. Cette composition originale et les différentes ruptures d’échelle incitent l’œil à circuler dans tout le tableau.

 

1390
Date de naissance supposée à Maaseik (Flandre)
1422
Devient peintre à la cour de Jean III de Bavière, à La Haie
1425
Rejoint la cour de Philippe le Bon, à Bruges
1432
Achève le retable de « L’Agneau mystique » à Gand
1434
Peint « Les Époux Arnolfini »
1435
Peint « La Vierge du chancelier Rolin »
1441
Meurt à Bruges
À voir
« Revoir Van Eyck. La Vierge du chancelier Rolin »,
Musée du Louvre, rue de Rivoli, Paris-1er, du 20 mars au 17 juin.

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°773 du 1 mars 2024, avec le titre suivant : La Vierge du chancelier Rolin, Jan van Eyck

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