Verner Panton

La jouissance psychédélique

L'ŒIL

Le 1 juillet 2004 - 1420 mots

La Saline royale d’Arc-et-Senans s’ouvre au design avec une exposition « Verner Panton », le designer ludique des années disco, organisée par Vitra et l’institut Claude-Nicolas Ledoux.

Complice d’Amanda Lear lors d’un effeuillage mémorable, elle est devenue la favorite des photographes séduits par les galbes et les tangentes subtiles de ses formes. Jeune, elle était mince comme un signe typographique mais elle a vieilli et malgré un lifting, elle a pris des rondeurs. De brillante et lisse, sa peau est devenue grenue et mate mais elle est aujourd’hui à la portée de toutes les bourses. Elle ? C’est la Panton Chair (ill. 2) ou chaise Panton, née à la veille des barricades de 1968, après une décennie de gestation. À peine publiée par la revue Mobilia, elle fait scandale. La ressemblance de cette icône du design (la couverture du célèbre Mille Chaises de Taschen), avec des modèles antérieurs de Gunnar Aagaard Andersen ou de Poul Kjaerholm fait parler de plagiat. Mais quoi de plus commun qu’une idée simple ? Ne germe-t-elle pas au même moment dans plusieurs cerveaux ? En l’occurrence, il s’agissait de réaliser une chaise en porte-à-faux (prononcer cantilever) d’une seule pièce et d’un seul matériau. Renvoyons les plaideurs dos à dos, le siège en porte-à-faux a été inventé au milieu du XIXe siècle, en lamellé-collé agrémenté de capiton. Et c’est d’ailleurs selon ce procédé que Panton réalise d’abord son idée pour Thonet en 1965 (cette fois, les galbes de sa chaise étant encore relativement modérés, on l’accuse de plagier la Zig Zag de Rietveld). Bref, si personne ne connaît Panton, tout le monde connaît sa chaise dont la carrière a été suivie par la firme Vitra depuis sa naissance. C’est d’ailleurs Vitra qui a organisé l’exposition Panton en 2000. Exposition enfin en France dans le cadre grandiose d’un des grands ateliers de l’ancienne Saline royale.

Des formes organiques nerveuses
Huguenot de patronyme et allemand de prénom, ayant résidé à Bâle une bonne partie de sa vie, à proximité de Bayer, l’indispensable chimiste et de Vitra, son éditeur, Panton nous fait presque oublier qu’il est l’enfant du design danois. Pourtant ses luminaires VP-Globe de 1970, et Pantopendel de 1977 ainsi que ses « lampes anneaux » ne s’expliquent que par sa collaboration avec Poul Henningsen à la fin des années 1940. Second patron, Arne Jacobsen lui donne le goût des formes pures que l’on retrouve dans sa chaise Cône de 1955 ou dans la Banana. Ses débuts sont hésitants, le paupérisme de son mobilier « célibataire » (tubes minces et toile écrue) lui fait confondre camping et confort. Tous les célibataires ne sont pas d’éternels étudiants. Aime-t-il vraiment le tube d’ailleurs ? Ses premiers modèles sont hasardeux, jamais le divorce entre la coque et le piètement n’a été si brutal (série S 420 ou 400 de 1967), même les mannequins appelées à y prendre la pose restent boudeuses. Pourquoi exhiber systématiquement l’ossature ? Tout a déjà été dit dans les années 1920 et 1930. La gamme la plus réussie (106 U/ST, 105 106 S/T…, 1970 ), résille de fins tubes d’acier, est gainée de douces galettes qui en épousent les formes. La chair, la peau et sa pigmentation, voilà ce qui plaît à Panton. Structure en bois ou en métal, mousse sculptée ou laine matelassée, c’est la forme qui l’emporte. Sa rigidité soft est unifiée par une peau élastique et tendue en « miralastic » ou en jersey pour les épidermes plus sensibles.
Sa première réussite en la matière est la série Studoline de 1961. Formes organiques nerveuses et arquées dont les tensions convulsives sont fixées au sol par des boules chromées. Elles n’attendent qu’un signal pour se rejoindre et s’accoupler. Orgie annoncée par la Panton Chair que les photographes retournent et culbutent en un véritable  Kâma Sûtra « op ».
« Je ne supporte pas d’entrer dans une pièce et de voir le canapé et la table basse et deux fauteuils, sachant immédiatement que l’on va être coincé ici pour toute la soirée », disait le maître. Aussi la plupart de ses créations peuvent se combiner en ronds ou en lignes serpentines, s’appareiller ou s’empiler. Culmination de ces arrangements modulables, les ensembles Visiona présentés à Cologne autour de 1970. Grottes colorées, sculptures creuses, où meubles, luminaires et parois se confondent dans une « œuvre d’art totale » toute wagnérienne. On n’avait rien fait de mieux depuis le Venusberg de Tannhauser, revu et corrigé par Louis II de Bavière. Le plus réussi est fait de modules « vagues » qui permettent d’imaginer des « paysages intérieurs » à la fois sous-marins et digestifs. Le canapé bouche de Mae West de Salvador Dalí pour Edward James a définitivement avalé l’innocent rêveur qui se retrouve, comme Jonas et Pinocchio dans le ventre de la baleine. Vieux fantasme du retour à la matrice et aux murs pulsatiles de la préenfance que prophétisaient dans les années 1930 Picabia et Matta pour oublier le « traumatisme de la naissance ». Nostalgie aussi de la hutte primitive : lors d’une interview à la télévision suédoise quelques semaines seulement avant sa mort, Verner Panton confiait qu’enfant, il avait toujours rêvé d’une grande pièce remplie de coussins colorés. Ces coussins sont en effet essentiels pour entrer dans le jeu des Visiona (dommage qu’à l’exposition, aucune ne soit libre d’accès, même en chaussettes), et s’adapter aux circonstances en toute liberté. Pour les budgets limités, les Sitting Tower à deux modules permettent de recréer dans l’espace les ambiguïtés des « indiscrets » et « confidents » d’autrefois. Ou encore ces coques balancelles, entre le hamac et la balançoire, propices aux conversations décousues et aux échanges de joints. Nous sommes loin des canapés coinceurs et plus proches de ces « fosses de conversation » ou « pyramides à gradins » gainées de moquette que les décorateurs multipliaient dans les seventies pour « casser » le cadre conventionnel des appartements anciens. La couleur, la lumière, les reflets et les ombres jouent dans ces cellules où l’on perd la notion d’espace et de temps au rythme de I wish de Stevie Wonder. Cette référence disco marque toute l’œuvre de Panton qui n’est jamais plus à l’aise que dans les réalisations d’hôtels ou de lieux collectifs. Jouissance psychédélique d’une période avant le sida et hommage dans l’espace de la Saline à son architecte Claude-Nicolas Ledoux. Parmi les folies et les temples des vertus nouvelles inventées par l’utopiste pour sa ville idéale, un oikoina en forme de phallus permettait en effet de sacrifier à Dionysos et Vénus. Nous le retrouvons, en maquette au musée Ledoux, situé dans un des grands pavillons de la Saline.
Comme tous les créateurs des années 1960 et 1970, Panton connaît son purgatoire mais l’insolence des années 1980 le réveille et le jersey lui permet d’inventer les figures anthropomorphes de la famille Emmenthaler, monde entièrement féminin, conçu apparemment par parthénogenèse. Il revisite également la sérieuse coque moulée des « classiques modernes » en lui découpant des yeux, des bouches et des nez (Funny Chairs), il émancipe le tube, enfin ludique et cocasse, nappe ses vieux jerseys de housses fantomatiques en patchwork et donne à ses cônes d’antan pattes ou oreilles de Mickey. Trop proche de nous ? Trop différente du grand Panton des années pop ? Cette partie de la production est sous-représentée à l’exposition d’Arc-et-Senans.
Un voyage à la Saline (deux heures de TGV de Paris sur le chemin de la Suisse) permet, outre l’exposition Panton, de visiter le musée Claude-Nicolas Ledoux, architecte visionnaire dont l’œuvre presque entièrement disparue nous est restituée par de scrupuleuses maquettes agrémentées des reproductions de son traité. Par ailleurs, la « maison du directeur » abrite une exposition permanente sur la « ville idéale », de Thomas More à Corbu en passant par les guêpières africaines et le phalanstère ouvrier du petit père Godin. Enfin pour l’été, les anciens jardins ouvriers de la Saline ont été confiés à des artistes et paysagistes sur le thème de « la couleur et la lumière », lumière artificielle qu’il faut voir le soir pour jouir « entre chien et loup » de ces synesthésies jardinières.

L'exposition

« Verner Panton » se tient jusqu’au 10 octobre, tous les jours, les mois de juillet et d’août de 9 h à 19 h, en septembre de 9 h à 18 h, en octobre de 9 h à 12 h et de 14 h à 18 h. Plein tarif : 7 euros. Tarifs réduits : 6 ; 4,5 ; 2,8 euros. ARC-ET-SENANS (25), Saline royale, tél. 03 81 54 45 45.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°560 du 1 juillet 2004, avec le titre suivant : Verner Panton

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque