Science-fiction, schizophrenie et art contemporain

L'ŒIL

Le 1 juin 2004 - 1580 mots

Lorsqu’un personnage de bande dessinée se trouve devant un mur infranchissable, il dessine une porte, l’ouvre... et disparaît. Une bonne partie des œuvres d’art d’aujourd’hui offre cette même opportunité. L’artiste propose une porte et le visiteur s’y engouffre. Mais une fois de l’autre côté, il réalise que le monde dans lequel il se trouve est identique à celui qu’il vient de quitter. Il n’expérimente aucune traversée du miroir, aucun éblouissement à la vue d’un monde enchanté. Identiques visuellement, les objets dans une œuvre d’art semblent toutefois flotter dans une gravité différente, une densité particulière. Ce monde semble animé d’une énergie indéfinissable, alors même que rien ne le distingue visuellement de notre univers quotidien.

La description donnée en ouverture pourrait fort bien s’appliquer à un roman ou un film de science-fiction. Le grand sujet de la science-fiction n’a pas été de forger un « au-delà du réel ». La physique quantique a brillamment montré que s’il peut y avoir plusieurs univers (des « multivers »), il n’y a en revanche qu’une seule réalité. Les petits hommes verts en soucoupes volantes ne signifient rien. Les vrais acteurs de la science-fiction sont les mutants. Rien visuellement ne les distingue des êtres humains (à la limite un petit doigt raide pour les envahisseurs de bas étage ou un gros accent autrichien pour un Terminator). Ils se meuvent librement dans notre monde et ne recouvrent leur statut d’Alien que lorsque un humain les a démasqués. Par l’intermédiaire de ces mutants, la science-fiction n’a eu de cesse de tester les capacités « élastiques » de la réalité, de lui greffer des couches additionnelles, de l’étirer au maximum et de révéler par là même un corps indéchirable, extensible et pliable à volonté. Elle s’est constamment efforcée de transférer, de transmuter des données d’une zone à une autre, d’éprouver cette formidable élasticité, et d’élaborer ainsi une véritable schizophrénie du réel. La capacité de la science-fiction à activer des mouvements d’oscillations constantes entre plusieurs zones du réel est à mettre en parallèle avec la façon de travailler des artistes d’aujourd’hui. La science-fiction comme clef de lecture de l’art contemporain, la schizophrénie comme moteur.
« Est-ce que tout n’est qu’une question de temps ? » s’interrogent Fischli/Weiss en 1984, établissant au passage un inventaire des questions à résoudre en priorité, par exemple : « Dois-je changer les draps du lit ? Y a-t-il une vie dans l’espace ? Est-ce que l’on m’aime ? Jusqu’où peut-on aller ? Peut-on faire tout faux ? Encore un petit verre ? » (Propos recueillis par l’auteur in « En attendant dimanche », Art Press, mars 1999.) Pour y répondre, les deux artistes évoquent une « schizophrénie des sentiments » et un goût prononcé pour la flânerie. Ils ont par exemple photographié pendant une année des fleurs, des champignons et des jardins potagers en recourant à une technique de débutant : la double exposition (ill. 3). Le résultat est confondant. « Que c’est beau ! » s’exclame-t-on spontanément, alors que dans le même temps se manifeste l’esprit critique, soucieux de ne pas se laisser impressionner. Dans une installation présentée pour la première fois en 1999, au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, Fischli/Weiss projettent ces images contre les cimaises. Grâce à une technique de fondu enchaîné, chaque diapositive – résultat d’une double exposition  – chevauche la suivante, alimentée par un carrousel au flux ininterrompu. Cette quadruple exposition est vertigineuse. Face à l’absence totale de points fixes, l’œil ne peut que glisser sur les images. La vue chancelle, grisée par cette illusion du mouvement continu auquel le cinéma nous a habitué. Elle n’expérimente plus la notion d’observation, mais celle de trajet. Or, contrairement au cinéma, nous assistons à un trajet sans but, sans début ni fin, un trajet qui n’est que passage. Et comme leurs images qui défilent en se superposant, les artistes ne font que passer, entraînant le spectateur dans un mouvement schizophrénique de glissement perpétuel et multipliant les couches du réel. Le travail de Fischli/Weiss peut être considéré comme un modèle pour comprendre la pratique de nombre d’artistes contemporains.
Avec Œuf de voiture (American Dino, ill. 2), François Curlet propose un cube. Un mètre cube, blanc laqué. De temps en temps, une antenne télescopique se déploie pour redescendre aussitôt. Pour appréhender une telle œuvre, il faut multiplier les interprétations. L’art minimal est immédiatement convoqué, avec Donald Judd et Tony Smith comme références. Puis vient l’univers automobile, ses carrosseries rutilantes, ses gadgets télescopiques. Le domaine de la science-fiction fait irruption, on s’attend presque à voir le cube léviter. Avec qui communique-t-il ? Quel est son langage ? Combien de temps faut-il rester devant ce cube ? Il active une antenne de manière aléatoire, y a-t-il autre chose ? Que va-t-il faire une fois le visiteur parti ? Une chose est sûre : aucun indice ne vient freiner cette « schizophrénie des sentiments », cette « mise en glisse » – expression glanée dans un magasin de ski – des interprétations.
Christoph Büchel et Bob Gramsma ont présenté au Frac Bourgogne vingt-huit voitures retournées et méticuleusement parquées les unes contre les autres (ill. 1, « Liquid Sky », 24 janvier-6 avril). Le visiteur se déplaçait sur les châssis qui formaient un nouveau sol. Il pouvait aussi ramper à l’intérieur des cockpits, aménagés en chambre à coucher. Les artistes semblent proposer une solution au difficile recyclage des voitures. Il suffit de les retourner, de vider leurs réservoirs et de les assembler pour créer des unités d’habitation. On sait aussi que lorsque l’essence s’évapore, les moteurs s’arrêtent. Et lorsque des colonnes interminables de voitures sont subitement immobilisées en pleine campagne, on devine que les extraterrestres ne sont alors jamais loin. Mais pourquoi les artistes se sont-ils évertués à amener ces voitures dans un centre d’art, impliquant une somme énorme de travail pour les retourner, les agencer et les aménager ? Cette apparente absurdité désavoue toute explication plausible, et active un réseau insondable de possibilités.
Le xxe siècle a multiplié les attaques contre la traditionnelle « vision-fenêtre », condition requise pendant des siècles pour appréhender toute œuvre. La composition, le cadre, puis l’accrochage venaient rappeler à l’ordre le spectateur qui aurait eu l’audace de laisser son regard se déporter à l’extérieur du champ pictural et par là mettre en péril l’autonomie de l’œuvre d’art. Après plusieurs offensives, l’estocade finale a été donnée par l’art minimal. Son caractère volontairement insignifiant fonctionnait comme un élément transitif permettant à la perception de glisser dans un espace envisagé désormais comme une globalité, où l’artefact, le lieu, la lumière (jusqu’au visiteur lui-même) fondaient autant de relations voire de conditions concomitantes. Les artistes n’ont pas limité cette mise en glisse à la seule perception de l’œuvre, mais à leur pratique artistique tout entière. Clairement reconnaissable il y a quelques décennies à son odeur persistante de térébenthine, au plâtre sous ses ongles et à ses jeans tachés, l’artiste d’aujourd’hui ressemble au mutant. Impossible de le repérer. Son identité mue au gré de ses projets. Un artiste comme Gianni Motti (ill. 4) par exemple adopte au gré de ses projets les activités de footballeur, politicien, galeriste, terroriste, magicien, cuisinier, professeur, psychanalyste, télépathe… C’est mieux que Barbie, pourtant un modèle du genre, qui en quarante-cinq ans d’activité fut hôtesse de l’air, astronaute, prof de fac et d’aérobic, sergent dans la marine et rappeuse (cf. Judith Rueff, « Barbie, un
fantasme de 29 cm », Libération, 27 mars 2004).

[ L’art glisse sur le réel ]
« Il n’y a pas de point fixe dans l’univers », constatait Einstein, et cette expansion continue de l’univers nous impose un perpétuel glissement. Face à l’absence totale de points fixes, les limites de la réalité s’effacent, aussi inexorablement que le désert avance. Le monde n’apparaît plus comme une suite de points formant des lignes. Il se manifeste bien plus par des effets tangents. Il traite de liaisons et traverse les strates. De la même manière, l’art ne s’aborde plus en termes de positions, de lieux. Il glisse sur le visible et révèle la multiplication illimitée des couches qui servent à sa construction. Il contribue à densifier le réel, à le complexifier.
Comme les mutants, les artistes ont développé une liberté de se mouvoir dans des sphères parallèles, et comme les mutants, l’art fonde sa survie sur la furtivité : notre radar ne permet pas à notre système interprétatif de déceler des indices alarmants. Visuellement, rien (ou presque) ne permet de distinguer un mutant d’un être humain, rien (ou presque) ne permet de distinguer une œuvre d’art d’un objet ordinaire. La différence est ailleurs. Mais dès qu’un mutant est identifié comme tel, il réintègre à nos yeux son statut d’origine (un extraterrestre). Dès qu’une œuvre d’art est identifiée, elle abandonne son statut d’objet pour se transfigurer et rejoindre le monde de l’art. Ce qui compte, ce n’est pas la colonisation de nouveaux mondes. Les petits martiens verts aux rayons lasers – tout comme les artistes visionnaires aux pinceaux fous – s’en sont déjà chargés. Non, l’expansion continue de notre univers implique un mouvement de mise en glisse perpétuel, une schizophrénie chronique, et l’art d’aujourd’hui travaille à ce développement. Ce qui compte, ce n’est pas ce qui nous est donné à voir (chaque monde est visuellement identique à un autre), ce n’est pas le défrichement d’un territoire au détriment d’un autre, c’est cette oscillation, ce transfert permanent entre chaque sphère qui constitue l’intérêt de l’art de notre époque, qui dès lors se fonde moins sur une esthétique que sur une véritable dynamique.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°559 du 1 juin 2004, avec le titre suivant : Science-fiction, schizophrenie et art contemporain

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